Les yeux de la sorcière scrutent la foule. Le marché est en effervescence, comme d’habitude. Les cittadini vont et viennent, d’étals en boutiques, troquant nourriture contre vêtements, babioles contre babioles. Les voix se mêlent, les odeurs aussi, et Spriggan est bien contente que Mag puisse se placer en hauteur pour la guider vers leur but. A force de le côtoyer, on pourrait penser qu’il est facile de connaître le marché comme sa poche. Mais il n’y a bien que les gen.te.s de la ville haute pour penser pareille bêtise. Le marché des ambrumes est aussi changeant que l’océan, les marchand.e.s et autres vendeur.euse.s semblent changer de visage entre deux passages, les bâtisses semblent s’intervertir quand on a le dos tourné, et les substances qui passent de main en main n’aident pas à garder un souvenir net de son passage. Chaque visite est donc une nouvelle découverte. Et ce n’est qu’aujourd’hui que la noénaute repère enfin la Bizzar’Rhi.

Il faut dire qu’elle a l’impression d’avoir l’adresse gravée dans le crâne, au point qu’elle continuerait à la voire même en fermant les yeux. Passant la porte de l’échoppe, l’odeur du bois l’apaise presque tout de suite, bien contre sa volonté. Les étagères offrent à sa vue des petites sculptures en bois qui la font revenir des années en arrière, quand elles en créaient toutes les deux sous l’arbre à vœux. Un mélange d’émotions la traverse, la nostalgie de cette époque où tout était à la fois plus difficile et tellement plus simple, l'attendrissement de voir que certaines choses ne se perdent pas, la colère ranimée qui l’a poussée à venir ici. Avisant le comptoir, elle s’y dirige d’un pas rageur et, claquant la liasse de papiers froissés qu’elle tenait serrée dans son poing, hurle “RHI !”

@Rhialea Luciel

La tête rousse de Rhi surgit de derrière le comptoir, tellement brusquement que Mag s’envole dans un jacassement paniqué. Spriggan ne sursaute pas, mais c’est tout juste. La jeune sorcière a à peine le temps d’ouvrir la bouche pour commencer à déballer ses remontrances « tu te cr… » que la tornade se déchaîne. Les Rhiquiroll. Le produit phare de la Bizzar’Rhi, à en croire les dizaines de flyers que la noénaute a dû cueillir dans l’arbre à vœux comme des cerises, « justem… » qu’elle commence avant de se faire interrompre de nouveau. La main de la rousse se referme sur le poignet de la sorcière, lui arrachant un soupir. « Il n’y a pas pire sourd.e que cellui qui ne veut pas entendre » déclame Mag sous le regard noir de sa soeur d’âme, embarquée contre son gré vers la porte de l’échoppe.

Rhi se dirige tout droit en sortant de la boutique vers l’entrée d’une ruelle, et Spriggan aperçoit rapidement l’urgence. Une petite fille, qui ne doit pas avoir plus de cinq ans, sanglote toute seule, ses petits poings pressés contre ses yeux pleins de larmes. « Qu’est-ce qui va pas biquette ? » s’enquiert la noénaute d’une voix douce qu’elle copie des mamans non-sedentari. Elle s’accroupit, les mains sur les genoux, pour porter son visage à hauteur de celui de la petite. Et c’est là son erreur, parce qu’un.e gamin.e, puis deux, puis trois, déboulent de la ruelle et lui rentrent dedans de plein fouet, manquant de lui faire perdre l’équilibre. « Eh ! » de sa voix inspirée cette fois-ci des vieux pêcheurs du port, « faites gaffe ! » Les garnements s’éparpillent en riant, pas si différent.e.s de Spriggan et les lucioles à leur âge.

Mais le sourire un peu attendri qu’elle leur adresse se fane très vite quand elle aperçoit un.e des chenapan.e.s ouvrir une bourse et en sortir un nénuphar marin qui lui semble bien familier. « Ne me dis pas que… » en se tâtant les poches, mais c’est bien sa bourse. En relevant la tête, le groupe a disparu avec son butin, et elle se retourne vers Rhi. « Iels nous ont fait les poches » qu’elle grogne et, se souvenant pourquoi elles sont là, elle se tourne vers la petite « tout va bien ? ». Mais la gamine aussi a disparu, partie en riant avec les autres de leur bonne plaisanterie. « On s’est faites avoir comme des bleues… » souffle la sorcière, « eue à ton propre piège » se moque Mag, se souvenant bien de l’époque où elle se changeait en dingo pour dissuader les victimes des traquenards des lucioles de poursuivre les canailles.

Rhi attrape de nouveau Spriggan par le bras et, en soupirant, la sorcière se laisse relever et entraîner. L’enthousiasme de la marchande à un effet drainant sur elle. Un peu comme avec Siren, ce trop-plein d’énergie et d’optimisme la vide de tout sentiment d’opposition jusqu’à ce qu’elle n’ait plus la force de résister. A croire qu’elle n’est mue que par la contrariété et que lorsqu’on l’en prive, elle devient une poupée de chiffon. Les deux jeunes femmes rebroussent chemin jusqu’à un caricaturiste que Rhi semble connaître. Elle lui demande de les croquer, la luciole se laisse faire. Elle va avoir un air renfrogné, à l’opposé même du sourire solaire de Rhi, ce qui ne fera qu’ajouter au comique de l'œuvre.

Enfin, si la noénaute ne proteste pas haut et fort, elle ne reste pas immbile pour autant. La Luciel toujours accrochée à son bras, elle laisse malgré tout ses yeux parcourir les diverses étrangetés du marché des ambrumes. Une poétesse, non loin, récite des vers que la sorcière ne connaît pas. Mais le rythme du poème lui semble terrien et, se souvenant de l’intérêt de Rhi pour ce monde, Elle se tourne vers elle « tu connais ce poème ? On dirait qu’il vient de la Terre. » A l’écoute des mots déclamés, Spriggan se ferme un peu. Entendre parler d’amour, de mer lui fait penser à sa mère. La mère de l’amour eut la mer pour berceau… « et comme linceul » souffle la Scorta, un sanglot dans la gorge.

C’est Mag qui lui fait revenir à l’instant présent, en se posant sur son épaule. La sorcière, déboussolée par les émotions qui la bouleversent, ravale sa peine rageusement et, en apercevant la devanture de Bizzar’Rhi à quelques mètres, se retourne brusquement vers la rousse. « Toi, » elle dégage son bras et son ton est menaçant, « qui t’as permis de mettre tes tracts dans l’arbre à vœux ? » C’est pour ça qu’elle est venue, et réaliser qu’elle s’est si facilement laissée distraire ne fait que renforcer sa colère. Elle n’est pas fâchée à ce point sur la marchande, même si elle considère ses actes comme profondément insensibles et irrespectueux, mais l’ouragan d’émotions qui rugit à l'intérieur de son crâne lui fait s’en prendre à son amie. « Pour qui tu te prends ? »

L'incrédulité qui se peint sur le visage de Rhi donne à Spriggan une furieuse envie de l’y effacer avec ses poings. Et sa réponse la fait tant bouillonner de fureur que la température se met doucement à grimper. L’explication de la marchande est si ridicule, que la sorcière ne peut y répondre que par un hoquet outragé. Remettre en question les miracles des lucioles, les pervertir de cette manière, c’est s’en prendre à quelque chose de si précieux pour Spriggan qu’elle ne peut le laisser passer. Mag, de plus en plus mal à l’aise à mesure que sa sœur d’âme s’enrage, bat des ailes nerveusement. « Pas sûre que ça fonctionne comme ça » qu’elle essaye de glisser à la rousse, tandis que Blett présente piteusement ses excuses. Le regard que Spriggan braque sur lui l’aurait réduit en cendres si l’embrasement de fureur qui y brûlait l’avait pu. Bien sûr, elle n’en veut pas à la belette, comment aurait-il pu l'empêcher de faire quoi que ce soit avec ses minuscules pattes. Mais les roux forment un tout, et bien que l’intervention de Blett soit révélatrice d’une certaine lucidité dans le fond de l’esprit de Rhi, l’affirmation de cette dernière confirme qu’elle est championne dans l’art de réprimer sa raison.

« Je te demande pardon ? » gronde la luciole, et Mag comprend qu’elle ne peut plus rien faire. « Quelles règles Rhialea ? » ses muscles tremblent de rage contenue, et, sachant ce qui va suivre, Mag s’envole. Elle a à peine le temps de saisir la belette sur l'épaule de la marchande pour le mettre en sécurité que la Scorta pousse la rousse sur le pavé. Elle ne s’est pas contenue, au contraire, elle a mis toute la force de sa colère dans son geste. « Ton petit commerce ridicule… » qu’elle lui hurle au visage, un vent tempétueux lui balayant les cheveux, « un vœu c’est sacré ! » Elle est tellement hors d’elle que les pensées qui se bousculent dans sa tête se bousculent aussi à la sortie de sa bouche. Les voeux, c'est l'essence même des lucioles. C'est leur manière de répandre leur étincelle de bonheur et d'espoir sur le monde. Chaque petit papier accroché à l'arbre est précieux, parce qu'il brille de vulnérabilité. Derrière les quelques mots couchés proprement, griffonnés rapidement, raturés rageusement, tracés d'une main tremblante, se cache une histoire. Des blessures mises à nu pour les yeux des faiseur.euse.s de miracles. C'est un honneur de pouvoir les lire, de recevoir cette confiance. Elle doit s'en montrer digne.

« Ça, » et elle sort de sa poche d’autres tracts encore que ceux qu’elle a laissés sur le comptoir de l’échoppe, « c’est pas un vœu ! » Sa voix tremble de l'affront que son havre à subi, ses yeux se remplissent de larmes brûlantes de frustration face à quelqu'une qui aurait dû comprendre et qui pourtant n'a jamais saisi l'altruisme des lucioles. La tempête qui fait rage dans sa tête fait écho à celle que ses émotions provoquent autour d’elle. De faibles éclairs crépitent au-dessus d’elle et, lorsqu’elle crache « t’es vraiment qu’un égoïste, » l’un d’entre eux vient frapper la rousse. Mais Spriggan est tellement aveuglée par son emportement qu’elle n’y prête même pas attention. « Jamais je ne serais amie avec quelqu’un comme toi » et, en balançant les brochures froissées et trempées de pluie magique sur Rhi, la Scorta tourne les talons.