Tu laisses la douce chaleur du feu pour rejoindre le grizzly. Il s'est levé et s'est enfoncé dans la forêt. Il t'observe du couvert des arbres et tu ne peux t'empêcher de voir toutes les similitudes. Vous avez les mêmes yeux, mais lui est plus grand. La ressemblance de famille est indéniable. Pourquoi ne l'as-tu pas connu plus tôt ? Tu ne savais même pas qu'il existait. Tes parents sont morts, c'est ce que tu t'étais dit. On t'a juste raconté que ton père t'as abandonné, mais tu ne sais rien sur ta mère, juste un prénom. Tu ne sais rien de tes origines. Et t'aimerais dire que tu ne t'en soucies plus, mais c'est tout simplement faux. Ces questions, tu te les poses la nuit lorsque tu ne cauchemardes pas, lorsque tu ne te bats pas. Tu n'aimes pas penser, tu n'aimes pas te laisser le temps de ressasser des choses que tu ne pourras jamais changer alors tu évites, mais chaque fois que tu n'as rien à faire, que tu cherches le sommeil, il y a toutes ces interrogations. Pourquoi tu es seul ici, sans famille ? Et pourquoi lui est analogue ? T'as l'impression que tout vous oppose, vous sépare. Et tu as peur que lui aie eu la vie que tu as toujours rêvé avoir. Tu as peur qu'il aie connu votre mère, qu'il aie eu une famille et qu'il aie pas eu à grandir tout seul comme toi. Parce que toi tu te bats depuis qu'on t'a jeté de l'orphelinat, tout juste môme, bon à nettoyer les bateau et à porter des caisses. Ta famille il t'as fallu de longues années avant de pouvoir la trouver. Ça ne fait que quatre ans que tu as rejoint le Munstrum Théâtre, que quatre ans que tu vis plutôt que de survivre. Et en fait, ce qui te met le plus en colère, c'est peut-être la jalousie que tu ressens à l'égard de cet inconnu qui partage pourtant ton sang.

Tu t'avances, les mains dans les poches, les poings serrés et Maia à côté qui le fixe de ses grands yeux. Elle ressent toutes les émotions contradictoires qui te secouent. T'as grandi seul et peut-être que lui non. Arrivé à sa hauteur, tu tentes de ne pas te laisser emporter par la colère, pas tout de suite. Mais il y a le ressentiment de n'avoir jamais été cherché, jamais voulu. "Tu savais que j'existais ?" T'as besoin de savoir si c'est juste de l'ignorance. T'as besoin d'être sûr que lui ne t'as pas abandonné aussi, pas comme ce père, pas comme cette mère. "T'as... T'as connu notre mère ? Je connais juste son prénom, mais je ne l'ai jamais vu..." Tu as compris que vous êtes lié par votre mère, votre père n'est pas le même. C'est de lui que te vient ton sang alerrien. Et tu te sens si mal de ne rien savoir de qui tu es, de qui t'as donné naissance. Lui sait, peut-être. Et tu sais plus quoi lui dire, t'as toujours les poings serrés dans tes poches, mais en réalité t'es au bord des larmes. Tu voudrais ne pas te sentir si jaloux de lui, si envieux de cette vie que tu lui imagines avoir. Tu voudrais l'avoir connu depuis toujours parce que ta vie aurait été plus facile avec quelqu'un pour te gérer. Peut-être que si tu n'avais pas été seul, tu n'aurais jamais rejoint les arènes, tu n'aurais jamais à vivre avec cette colère sourde qui peut exploser à tout moment, tu n'aurais jamais connu les Monstres. Et tu ne sais pas quelle option est la meilleure. Les Monstres te massacrent, te détruisent mais iels te font tenir, te poussent à te battre toujours plus contre toi-même et contre le monde. Vous changerez le monde à coup de meurtre, à coup de pièces sombres. Tu crois en cet idéal, mais tu ne peux t'empêcher de rêver à une vie plus facile. Et peut-être qu'elle aurait été possible si tu n'avais pas grandis dans l'orphelinat, à Cittàgazze, mais plutôt dans le mystérieux village analogue. Il représente tout ce que tu n'as pas eu et pour ça tu le détestes, mais tu veux le connaître, tu veux renouer avec cette famille de sang que tu n'as jamais eu.

Il a l’impression d’aller à sa condamnation, rejoignant ce frère perdu sous le couvert des arbres. Ses poings sont serrés, cachés dans les poches de son pantalon, et il se sait tendu, fermé, raide comme un sapin. Asmar est seul pour cette confrontation, même s’il garde espoir que les oiseaux de la forêt sauront lui venir en soutien. Il le sait seul, aussi, de ce qu’il a pu raconter autour du feu. Seul et enragé de la situation. Il ne sait pas trop quoi en penser lui-même. Ce qui était son secret a éclaté au grand jour, au moins entre elleux, et il est partagé entre des sentiments trop douloureux pour leur donner un nom, gardant son cœur verrouillé autant qu’il le pourra.

L’enfant s’approche, se révèle comme une copie carbone de leur mère, jusqu’aux yeux. Il ne sait pas ce qu’il a pris de son géniteur, si ce n’est le daemon, qu’il observe d’un air pincé. Il côtoie assez de félins pour s’en méfier.

Aussitôt, il attaque. Ils ont passé le moment de l’incertitude, grillé celui des hésitations. Les questions d’Azur sont les plus pressantes, celles qui tapent juste, qui font briller les yeux d’Asmar de ces émotions qu’il a réprimé toute une vie. Un moment, il est lui même l’enfant, celui qui ne parlait pas, celui qu’il a refusé d’être, celui qui a causé leur perte.

« Oui, je le savais. » Dans ses doigts, il fait rouler une pierre de rituel, la sortant pour qu’elle reflète le feu qui brûle toujours au loin, paume plate pour qu’Azur n’ait qu’à la prendre. Ses yeux se fixent sur elle plutôt que sur le cittadini, se délestant de son fardeau d’une voix amère. « Gidda… notre grand-mère. » Il a du mal à la partager mais c’est ce qu’elle aurait voulu. Qu’importe le sang qui coule dans les veines d’Azur. « Elle me l’a dit avant de mourir. Qu’un enfant était né, à Cittàgazze. Je n’avais rien d’autre. » Il n’avait personne d’autre ; personne à qui se confier. Personne à confronter.

« Elle est partie quand j’avais deux ans. Enfin. Elle n’était jamais là avant non plus. » Il hausse les épaules pour camoufler la blessure qui ne s’est jamais refermée, celle qui lui a fait perdre l’amour de sa vie par peur d’un nouvel abandon. Que dire de plus à cet enfant hargneux ? Qu’il est sûrement une erreur, ou pire, un calcul savant pour faire chanter un cittadini, une rançon que sa mère n’a pas su faire aboutir ? Peut-être est-il une vengeance, ou tout ce qu’il reste d’un amour interdit. Il n’en sait rien. Ou du moins, il sait une chose.

« Tu n’aurais jamais pu vivre à Coatlinchan. » S’il n’avait pas eu de daemon dés l’enfance, peut-être… mais iels ont déjà vécu ce déchirement, celui de devoir bannir ces enfants différents. Pour leur bien. Pour celui du village. Si son sang avait été gazzi, tout aurait été différent. Et il en voudra toujours à sa mère de ne pas y avoir réfléchi. « Nous sommes tous les deux orphelins. »

Ce n’est pas une consolation, mais il peut comprendre la rage d’Azur, qu’il a vécu il y a dix ans, quand il a appris pour lui. Son enfance solitaire, incomprise, ses peurs et ses angoisses tues, tout ceci aurait pu être différent, s’il avait eu un adelphe avec qui les partager. Si Cittàgazze ne les avaient pas dévoré‧es, chacun à leur manière.

Tes questions claquent dans l'obscurité. Il faut que tu saches. Tu ne peux plus vivre avec ce poids sur tes épaules. Celui d'avoir été abandonné, de ne pas connaître ni ta mère, ni ton père. Celui de ne pas savoir qui tu es. Tu ne sais rien de tes parents, l'orphelinat a été incapable de te donner même le nom de ton géniteur. C'est un inconnu, une figure fantomatique sur laquelle tu ne pourras jamais mettre de nom. Tu ne sais rien de lui à part qu'il était alterrien. Tu ne sais rien de ta mère à part que c'était une analogue. Certainement une de ces espion‧nes en mission dans la Cité des Pies. Tu ne sais rien de cet héritage. Tout ce que tu as connu c'est la faim et le tumulte de la Ville Basse. Les rues escarpées, tout en escalier, les venelles étroites et l'odeur du poisson qu'on fait sécher. Et puis il y a eu la Nef et le sang, les mains qui s'éclatent d'avoir trop taper et cette colère sourde qui ne se tait jamais vraiment.

Alors tu lui demandes parce que tu voudrais au moins comprendre un peu plus qui tu es. Tu ne sais pas s'il pourra t'éclairer. « Si tu savais, pourquoi tu ne m'as pas cherché ? J'aurais aimé savoir que j'avais un frère. » Tu baisses les yeux. Tu te sens si vulnérable. Il est un inconnu et pourtant tu aurais aimé partager ta vie avec lui. Tu aurais voulu le connaître plus tôt, savoir qu'il existait. Ton existence aurait été moins solitaire, moins douloureuse avec un frère à tes côtés. Tout te parait plus supportable lorsqu'on n'est pas seul. Tu es en colère, mais pas vraiment contre lui. Il n'y peut rien si ta mère t'as abandonné à Cittàgazze, si tu as un daemon. Ce n'est pas de sa faute. T'es plutôt en colère contre cette vie qui ne veut pas te laisser tranquille.

Il t'avoue qu'il n'a jamais vraiment connu votre mère non plus. Et ça te soulage presque. Tu n'es pas tout seul. Lui aussi était orphelin, même s'il avait cette grand-mère dont il t'a parlé et ce village dans les montagnes qui t'a l'air moins cruel que la Ville Basse. Il n'a pas dû se débrouiller seul aussi tôt que toi. Tu ne sais pas à quoi ressemble sa vie, mais tu t'imagines qu'elle est mieux que la tienne. Il a eu plus de chance, ce n'est pas possible autrement. Tu hoches de la tête, incapable de dire quelque chose. Votre mère vous a abandonné et tu ne peux même pas lui en vouloir parce qu'elle n'a pas de visage pour toi. Tu ne sais même pas qu'elle est encore vivante. « Tu crois qu'elle est morte ? C'est ce que je me suis toujours imaginé. Il lui est arrivé quelque chose, c'est pour ça qu'elle n'est pas là. Et puis il y a d'autres soirs où je ne pouvais m'empêcher de croire qu'elle m'avait abandonné. Le pire c'est de ne pas savoir, de s'imaginer le pire comme le meilleur. » Tu t'es torturé des nuits durant. L'imaginant d'abord douce et aimante et ensuite cruelle, désintéressée. Tu ne sais pas quelle version est la bonne. Tu ne le sauras peut-être jamais.

« À cause de Maia. » Et tu baisses les yeux sur la panthère. Pour la première fois tu détestes le fait d'être nait avec elle. Tu détestes que la vie aie décidé de se mettre en travers de ton chemin. Tu ne sais pas si ta mère a sciemment fait un enfant avec un alterrien. Tu ne veux pas y penser. Maia est la seule qui ne t'abandonnera jamais. « Mais... on peut quand même se connaître ? Je veux dire, on pourra se voir ? » Tu es hésitant, pas sûr de ce que tu dois penser et ressentir. Tu es en colère de ne pas avoir su que tu avais un frère, mais il est là maintenant et est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux mettre le passé de côté ? Ce serait un pied de nez à la vie que tu as mené jusqu'à maintenant. « Je fais du théâtre, peut-être que tu aimerais me voir jouer. » Ça te semble ridicule, mais tu essaies quand même.