Micah n'était pas du genre à dire oui à la drogue, normalement. Mais Yiwài avait gagné ces drôles de flacons remplis de rêve éveillés et... honnêtement il était un peu curieux. Il avait échangé un regard complice à son ami, le goulot près des lèvres et avit avalé le contenu d'une traite. Il ne fallait pas tergiverser quand l'on essayait ce genre de choses. C'était comme sauter dans le vide.

Ce qui fut exactement la sensation qui anima son corps, le forçant à ouvrir les yeux de nouveau, allongé sur un sol tiède, le plafond de son salon disparut au profit d'un ciel d'un bleu azur familier et surtout... surtout du cri des microglosses. Oh cela faisait terriblement longtemps qu'il n'avait pas entendu ce chant qu'il avait un jour méprisé. S'il avait été un peu plus sentimental, il aurait lâché une petite larme. Il était de retour... Scythopolis les dominait de ses imposants gratte-ciel recouvert de fenêtres qui ne reflétait que le ciel infini. Il pouvait entendre les moteurs ronronner de là et repérait, à quelques buildings d'eux, des jardins luxuriants débordants d'un des toits terrasse. Cette ville donnait toujours autant mal au cou. Il était vraiment heureux d'être là, même si ce n'était qu'un rêve.

Tournant la tête vers sa gauche, il repéra la tête chevelue de Yiwài, le saluant d'un mouvement simple de la main. Avoir quelqu'un de sa nouvelle vie, un ami proche qui plus est, agitait quelque chose dans sa poitrine. C'était... c'était tout bonnement génial. Il avait tant de choses à lui montrer.

"Bienvenue chez moi."

Le sifflement du train l’avait figé. C’était comme si une couverture glaciale s’était posée sur lui, lestée, dont personne ne trouvait le bout et lui restait immobilisé en dessous comme un enfant se cachant du monstre sous son lit.

Trois ans. Cela faisait trois ans qu’il n’avait pas entendu ce son urgent, qui normalement ne faisait qu’indiquer aux passagers qu’il fallait se dépêcher. Il se rappelait la panique, de la peur qui lui avait saisi les entrailles pour ne plus jamais le lâcher, des hurlements des enfants et des bruits de pas précipités. Si seulement un prophète avait pu anticiper ça… peut-être auraient-ils pu réagir autrement.

Ses paupières battaient toutes seules de l’aile. Il sentait ses yeux le piquer désagréablement.
Le contact chaud de Yiwài et sa voix claire le secouèrent comme un arc électrique.

« Montre moi ce que tu préférais ! »

C’est vrai. Ils n’étaient pas là pour que le nimrodien se morfonde sur l’Effondrement de son foyer. Même s’il le ferait probablement un peu quand tout se terminerait. Il avait la sensation que ce serait leur seule et unique porte de sortie de ce trip.

Micah força un sourire sur ses lèvres, espérant qu’à force de le simuler il deviendrait naturel.

« Suis-moi. Je vais te montrer mon petit côté matérialiste » plaisanta-t-il doucement, délogeant la main de son ami pour lui indiquer la route.

Il avait une rue précise en tête. Une où il n’avait jamais rien pu acheter, ayant toujours eu des moyens trop modestes, mais qu’il avait bien des fois arpentées. Il ne se souvenait honnêtement plus de son nom, il l’avait toujours appelée la rue Blingbling.
Ils croisèrent quelques saute-ruisseaux (il était étonné d’avoir intégré ce mot à son vocabulaire mais il fréquentait de drôles d’énergumènes maintenant…), s’affairant d’aller rassembler ce que leur avait demandé leur employeurs, vêtements au pressing, un document dans une imprimerie… avant que la rue Blingbling ne se dévoile à eux en traversant un épais rideau de fils tressés de toutes les couleurs. Si l’on le laissait s’immobiliser, des motifs abstraits se distinguaient dans les formes aux tons naturels. Micah avait entendu dire à l’époque qu’ils avaient essayé de représenter une scène de moisson mais que fasse à l’échec de cette réalisation, avaient décidé d’improviser totalement. Et cela fonctionnait, la rue attirait justement pour tous ces côtés excentriques.  

L’architecte poussa le rideau, laissant Yiwài passer devant lui juste pour jauger sa réaction.
La rue était massive. Le sol, cauchemar du service de propreté urbaine, était un dallage complexe, une mosaïque de couleur et de motifs, chacun.e ayant décidé de paver le devant de sa boutique pour compléter les esthétiques travaillés.

Dans ce tumulte de couleurs, l’on retrouvait la devanture d’un des meilleurs luthiers de la ville, Ether Maro. L’artisan avait commandé spécialement pour sa devanture des dalles brunes aux motifs de violons, pianos, harpes, recouverts d’une couche de peinture métallique dorée qui se mariait superbement à sa devanture à l’architecture plus ancienne que les bâtiments qui l’entouraient. Il avait fait construire des fenêtres en arche, le tout dans un bois peint de couleur azure. Mais ce n’était pas ça que Micah préférait.

Ce qu’il aimait le plus était l’automate qui servait au luthier de panneau. Un violoniste habillé d’une redingote et d’une perruque poudrée jouait d’un violon recouvert de feuilles d’or. Quand le soleil avait le bon angle, il devenait étincelant, se reflétant sur les pavés qui amplifiaient cet effet magique. Un enchantement pour les yeux.

Et les oreilles vues que l’automate était équipé d’un haut-parleur et d’un système lui permettant de faire profiter à tous.tes des meilleurs morceaux de musique classique que son monde avait connu.
D’aussi loin que remontaient les souvenirs de Micah, le violoniste n’avait jamais rouillé bien qu’il fut fait de métal. Son propriétaire lui avait montré beaucoup d’amour.

« T’en penses quoi ? C’était ma boutique préférée. Même si je n’y suis rentré que le jour où je me suis fais arrêter pour ivresse sur la voie publique. » admit le châtain avec une grimace embarrassée.

Il avait essayé de gagner le respect de potentiels employeurs en sortant boire avec eux. Grossière erreur quand on savait quel genre de pression reposait sur les épaules des grands architectes industriels à l’époque. C’était comme côtoyer des courtiers. Le fléau des bars, vraiment.

Il passa une main embarrassée sur sa nuque.

« On peut y rentrer si tu veux. Peut-être que si on se concentre vraiment on pourrait se souvenir d’un instrument qui te plaît vraiment et le reproduire pour le faire fabriquer en vrai ? »

« On est obligés d'entrer tu veux dire ! »

Micah n’était pas surpris de voir que ce qu’il avait choisi de montrer à Yiwài avait fait mouche de la plus adorable des manières. Le musicien semblait presque trépigner, même si marcher sur ces pavés rutilants semblait blasphématoire. Il n’eut pas à lui dire d’entrer, son meilleur ami le fit par lui-même, faisant résonner la douce musique du carillon suspendu au-dessus de la porte.

L’intérieur était plus sobre que l’extérieur, il n’y avait pas à dire. Si l’on attirait les clients avec de la couleur ou de l’extravagance, on les retenait avec du professionnalisme. Le parquet de bois était ciré, les instruments suspendus le long des murs. Il y avait de tout, Micah ne connaissait pas la moitié de leurs noms mais il faisait confiance à Yiwài pour le savoir. Lui s’était toujours plus arrêté à la décoration et à l’agencement des espaces. C’était plus son dada. Il remarquait les petites tactiques qui attiraient le client plus vers un article qu’un autre : l’emplacement choisi, la manière dont le soleil caressait le bois d’un violon en particulier, comme son prix était indiqué un peu moins clairement… Il aurait pu faire de la vente si son cœur n’avait pas été saisi par les arts manuels.

Il fit le tour de la boutique avec le noiraud, le suivant dans cette sorte de fièvre passionnée qui l’avait pris, faisant de son mieux pour s’imprégner de ce qui lui avait tapé dans l’œil pour le reproduire plus tard. Bon, il faudrait trouver un luthier dans la Ville Basse, mais avec les énergumènes que Yiwài côtoyait, ça devrait être jouable.

Ils prirent leur temps dans cet endroit tranquille, et Micah avait plus ou moins le tournis en sortant de là, l’esprit assailli d’informations qu’il n’avait jamais pensé à consulter auparavant. Peut-être devrait-il se pencher un peu plus dessus finalement… s’il pouvait innover la manière dont les échos se répercutaient dans une nef, ce serait révolutionnel.

Ils quittèrent la boutique non pas par l’avant mais par une porte dérobée à l’arrière, que Micah se permit d’emprunter en sachant que tout ceci n’existait plus et n’aurait pas de répercussion sur leur vie. Un petit pincement au cœur le fit marquer une pause… qu’il fit passer en instant découverte pour le duo.

« Adieu la personnalité, de retour dans le labyrinthe de cirque. Je te jure, les côtes étaient bien plus belles que ça. Peut-être qu'une prochaine fois si on se... redrogue. Ouais non ça sonne mal comme ça. »

Ils étaient arrivés sur une des grandes rues piétonnes de la ville : l’avenue Ranunculales. Adieu les bâtiments opaques, ils étaient de retour dans le labyrinthe des réflexions. Peu importe où Micah tournait les yeux désormais, il voyait son air peu ravi de contempler sa propre tronche. Ô joie, moi.

Préoccupé par ces visions désagréables, franchement il aurait pu se brosser un peu mieux aujourd’hui, Micah ne fit pas attention où il mit les pieds. Il sentit son talon buter sur quelque chose, la gravité l’entraîner vers son destin et il se retrouva le cul en l’air, les coudes douloureux et une expression plus que gonflée sur le visage.

Personne ne nettoyait jamais cet endroit, c’était un piège pour toutes les personnes à mobilité réduite, ou, si l’on était comme Micah, dotées de deux pieds gauches. Il resta un moment à bouder au sol.

« Voilà pourquoi je ne fais pas de jardins… la nature me déteste. »

Micah s’était aidé de la main de Yiwài pour se redresser, ricanant avec lui de cette situation saugrenue qui était, finalement, tout lui. Combien de fois avait-il loupé des marches en déambulant dans la ville ? Combien d’entorses avait-il accumulé depuis son arrivée ? Trop pour qu’il ne puisse le compter mais assez pour que ça le marque.

« Alors c'est pour ça que tu es devenu architecte ? Détruire la nature et tout recouvrir de pierre ? »

Nouveau rire de sa part, parce que son ami n’avait pas tort. Une de ses ambitions étaient de remodeler ses entourages pour les rendre Micah-proof. Comme ça les maladroits comme lui ne passeraient pas leur vie à alterner entre chutes et chevilles tordues. Franchement quand il regardait Cittàgazze il se disait que les architectes fondateurs n’avaient jamais envisagé que ses habitants puissent se blesser ou avoir de problèmes moteurs.

« Presque hein. Mais avec un peu plus d’élégance tout de même. Un arbre en marbre ne peut pas grandir et sortir ses racines de farfadet malicieux là pour piéger les gens. »

Une bourrasque violente et soudaine faillit les emporter tous les deux, le châtain se raccrochant à cette maudite plante qui avait essayé de la lui faire à l’envers. Il avait attrapé le bras de Yiwài, le tirant vers lui alors que le picotement familier sur sa peau réveillait de lointains souvenirs. Ils étaient dans une hallucination chimiquement provoquée et c’est ça qu’elle leur offrait ? Une tempête de sable ? C’était impensable. Ils ne pouvaient pas flâner tranquillement ?

« Couvre-toi la bouche et le nez ! » cria-t-il à l’attention de son meilleur ami, alors que le vent hurlait désormais comme une bête en prise d’une crise de colère intense. Si Yiwài ne voulait pas ressembler prématurément à une momie riche, il allait falloir réagir vite. En espérant qu’Iméros ne se ferait pas emporter par ce vent… ce serait une manière plutôt brutale de mourir.

Il retira sa propre veste, nouant les manches derrière sa tête, couvrant son nez et sa bouche. Ils n’avaient pas la protection nécessaire pour les yeux mais cela suffirait le temps de courir se mettre à l’abris dans un des immeubles miroirs. Micah ajusta la protection de fortune de Yiwài avant de l’entraîner avec lui hors de leur abri temporaire que formait l’arbre, en direction d’une porte vitrée qu’il décelait un peu plus loin.

Dès qu’ils quittèrent leur tronc, le vent sembla se jeter sur eux, les poussant avec une force remarquable, entre les racines dénudées et le bitume. Micah n’avait jamais aimé ces conditions, pourtant un habitant pouvait continuer sa journée presque paisiblement s’il était doté des bonnes protections.

Ce fut avec peine qu’ils pénétrèrent dans le bâtiment le plus proche, le verre vrombissant sous l’intensité du vent qui avait failli les emporter dans le lointain. Micah s’assura que le daemon de son ami soit bien là, soulagé quand il vit le renard scintillant mais bien en vie.

« T’as pas inhalé de poussière ? » crachota l'architecte en se tournant vers Yiwài, qui brillait désormais comme une de ces statues de mauvais goût des solmènes. « Woah, on pourrait t’accrocher au plafond et te transformer en boule disco là. »