La nuit a imbibé le ciel d’un noir d’encre. Au bar de la Nef des fous, tu attends patiemment et anxieusement qu’un client vienne la combler. Ce genre de soirs ne sont pas comme les autres ; tu peux sentir que les choses ne sont pas à leur place et que quelque chose menace, sans parvenir à identifier de quoi il s’agit. Tu voudrais être ailleurs, loin d’ici. Arraché à Cittàgazze et à ses vices, à ses méandres, à ses aubes douloureuses. Tu n’aperçois pas l’homme encapuchonné entrer dans le bar ; il en existe tant des semblables, dissimulant leur identité par crainte, dignité ou tout simplement par défaut, pour cacher des visages souvent coupables des pires atrocités. Tu espères secrètement que ce ne sera pas lui, ton futur client, alors tu fais mine de ne pas l’avoir vu et te retourner auprès des autres prostitués pour échanger quelques mots.

Lorsque l’on t’agrippe fermement le bras, tu comprends sans mal qu’il ne s’agit pas d’un client ordinaire, et ton cœur s’emballe dans ta poitrine, gagné par la peur que les solmènes soient venu·es te chercher. Crainte qui s’exacerbe lorsque le visage de l’inconnu se dévoile à demi, révélant des traits trop bien connus ; Taron L. Harding, le chef de la milice solmène. Ton souffle dérape, tes mains commencent à trembler. Des suppliques se bousculent dans ton ventre, qui ne trouvent pas le courage de s’articuler sur tes lèvres. Tu ne veux pas retourner au Mausolée sudérien, tu ne veux pas, tout sauf ça. Quelque chose t’interpelle cependant : pourquoi le chef de la milice en personne serait venu te chercher toi ? S’iels voulaient ton don, il n’était pas nécessaire d’envoyer quelqu’un de haut gradé pour venir te saisir de force, un simple pion aurait suffi. Mais tu n’as pas le temps de retourner ces questions dans ton esprit qu’un ordre t’est asséné sèchement, t’arrachant un sursaut de peur. Tu déglutis, hoches la tête et prends immédiatement le chemin des chambres, à l’étage. Tu comprends de moins en moins de quoi il est question ; a-t-il fait tout ce chemin et pris tous ces risques juste pour te baiser ? S’agit-il d’une nouvelle et dégueulasse idée des solmènes pour te rappeler que ton corps leur appartient ?

Tu pousses la porte d’une chambre et va immédiatement te poster à l’opposé, le plus loin possible de Taron. « Qu’est-ce que vous voulez ? » Ta voix est un aboiement minuscule, chien des rues qui se rêve loup. Mais t’es terrorisé. Tu sens ton cœur cogner contre ta cage thoracique et le sang se précipiter dans ta gorge, abandonnant un goût ferreux que tu associes immédiatement à de la peur, la vraie, celle qui arrache des larmes la nuit au sortir des cauchemars. « Je… je n’ai rien. » tu ajoutes, mais la vérité n’est que partielle. Tu as ton horrible don. Tu as ton corps. Tu as tes secrets. Beaucoup trop de secrets. « Je n’ai rien fait… » tu supplies en reculant un peu plus, espérant en appeler à la pitié de cet homme qui en est manifestement dépourvu. Cette fois-ci, c’est la plus stricte vérité. Tu t’es plié à tous les désirs des solmènes. Tu as obéi à tout sans jamais poser de questions. Tu as été manipulé par ta grande sœur elle-même, sans broncher. Que leur faut-il de plus ? Qu’ont-iels à t’ordonner à nouveau ? Tu es terrorisé à l’idée de finir en prison pour qu’on se débarrasse enfin de toi, petit pion encombrant sur un échiquier de démesure et de haine. Ça ne peut être que ton don. C’est la seule chose qui te maintient encore en vie dans la faction, sans lequel tu serais déjà mort. Parfois, tu préfèrerais l’être.

Tu t’es figé dans un coin de la pièce, et tu attends. Tu attends que le chef de la milice daigne t’accorder un regard et t’expliquer les raisons de sa présence ici. Il ne semble pas virulent, pas provocateur, seulement étrangement abattu. Tes muscles se décrispent un peu à mesure que le silence s’installe entre vous. Il ne te répond pas. Des milliers de questions se bousculent dans ton esprit : as-tu fauté ? Est-il venu te chercher ? Est-il venu noyer ses déboires dans les méandres de la Nef des fous ? Pourquoi toi ? Toutes les théories ne mènent qu’à une seule possibilité : c’est ton don qui l’intéresse. Ce ne peut être que ça. Tu serres les dents. Pas ça. T’as envie de courir vers la porte et de t’enfuir, mais tu sais que ce serait inutile, que tu ne ferais que mettre davantage ta vie en danger. On ne contrecarre pas les plans du chef de la milice solmène, si on tient un tant soit peu à son intégrité. Alors tu ne bouges pas, retournant dans ton esprit les milles possibilités qui expliqueraient sa présence en évitant soigneusement celles où ta vie est en jeu. Elles mènent toutes à ton haruspicie. C’est la seule chose que les solmènes attendent toujours de toi. Rien d’autre ne les intéresse dans ta piètre carcasse. Tu as été maudit à l’instant même où tu as effleuré ton premier serpent et que tes parents se sont aperçu·es que quelque chose n’allait pas.

Et puis enfin, l’autre prend la parole. Il te demande de l’alcool, fort, et tu hésites avant de quitter la chambre prestement pour aller lui dénicher ce qu’il souhaite. Tu redescends au bar, demandes une bouteille, n’importe laquelle, pourvu que l’alcool soit corsé, et tu remontes avec une bouteille de grappa d’une assez moyenne qualité. Le bar de la Nef des fous ne proposent pas de grands crus ou des liqueurs précieuses. Tu rentres à nouveau dans la chambre, les jambes un peu tremblantes, avant de déposer la bouteille et un verre sur la petite table près de Taron, et de revenir te poster dans le coin de la pièce. Tu ne comprends toujours pas très bien ce qui est en train de se produire. « Qu’est-ce que vous cherchez ? » tu demandes à nouveau, espérant cette fois-ci que l’autre te répondra. Nouveau silence. Tu laisses le chef de la milice se servir sans bouger, si ce n’est tes doigts croisés qui se malmènent ; tu as peur. Tu n’en peux plus de ce silence, et c’est d’un voix plus forte que tu demandes finalement, angoissé qu’on ne réponde pas à tes questions : « C’est mon don qui vous intéresse, n’est-ce pas ? Vous ne seriez jamais venu ici sinon. » La déduction était simple, mais elle ne t’en glace pas moins le sang. Si le chef de la milice a fait tout ce chemin et pris tous ces risques pour utiliser ton haruspicie, c’est que ce qu’il désire voir n’est pas en lien avec les solmènes directement. Il cherche quelque chose d’intime. Un secret que seules les chambres closes de la Nef des fous serait en mesure de préserver.

Tu te sens parfaitement déboussolé. Les pires scénarios tournent en boucle dans ton esprit, ramenant tous à ta mort. Tu déglutis. Le chef de la milice se sert un verre d’alcool, puis un deuxième, puis enfin un troisième, qu’il te propose. Tu refuses d’un mouvement de tête, avant qu’il ne l’engloutisse à son tour. Les pièces du puzzle sont de plus en plus confuses. Pourquoi venir te voir pour se saouler ? Quelque chose dérape dans toute cette histoire, cogne contre les parois de ton esprit à la manière des inquiétudes inéluctables. Mais une chose devient de plus en plus claire : Taron est venu te trouver pour ton don. Il n’y a pas d’autre schéma possible, puisque tu n'as rien d’autre à offrir, si ce n’est ton corps, mais à en juger par le regard de dégoût que te renvoie le chef de la milice, tu écartes bien vite cette hypothèse – ce qui est pour le mieux. Il t’assène d’arrêter de trembler, et tu trembles de plus belle lorsqu’il ajoute qu’il ne te touchera que si cela est nécessaire. Selon ce qu’il te demande, va-t-il falloir qu’il te torture ? La pensée s’imprime en toi et tu sens le sang quitter ton visage, qui blêmit encore plus qu’il ne l’était déjà. Tu dois faire preuve de toute ta concentration, prendre plusieurs grandes inspirations pour parvenir à calmer les soubresauts de ton corps. Mais au fond de toi, tu es terrorisé.

Taron finit son troisième verre, et quelques indices commencent à s’aligner. On ne siffle pas du grappa pour autre chose que pour oublier. Oublier quoi ? C’est ce qu’il te reste à découvrir. Tu hausses un sourcil. Par une déduction tout à fait perspicace, le chef de la milice constate que tu n’as qu’un désir : le voir dégager d’ici. Tu te retiens de hocher vivement la tête, mais tu crèves de lui dire de but en blanc que tu n’attends qu’une chose : qu’il te laisse seul, si possible avec la vie sauve. Il tire la chaise de la petite table qui habille tristement la chambre, et t’ordonne silencieusement de t’asseoir. Tu t’exécutes immédiatement. L’autre s’installe en face de toi et ouvre le bal des hostilités. Tu ne laisses pas le silence s’installer, pas cette fois. « Qu’est-ce que vous attendez de moi ? » tu répètes la même question que tantôt, mais tant que le chef de la milice ne t’aura pas répondu, tu ne pourras pas l’aider et vous perdrez encore du temps l’un avec l’autre. La balle est évidemment dans son camp. Tu espères que cette fois-ci, l’homme sera plus loquace qu’il ne l’a été jusqu’ici. Tu n’as qu’une envie : en finir avec cette situation le plus vite possible – l’autre avait vu juste.

Tu es déboussolé à l’idée de devoir à nouveau utiliser ton don pour le compte des solmènes, mais tu n’as pas vraiment le choix. Ta vie en dépend peut-être, alors tu ne fais aucune remarque sur ta volonté de participer ou non à son plan. Tu déglutis avant d’ajouter, le cœur battant jusque dans tes tempes un rythme effréné : « Vous chercher à retrouver quelqu’un·e, n’est-ce pas ? C’est la seule chose pour laquelle les solmènes m’utilisent. » Ces mots te rappellent soudainement dans ton enfance, et des dizaines de souvenirs affluent. Tu fermes les yeux pour tenter de les chasser, mais leur douleur continue de se rejouer en toi. Timidement, tu sors de la poche de ta veste une peau de serpent, celle que tu gardes toujours sur toi pour tes prédictions au Marché des Ambrumes, avant de la déposer sur la table, signifiant par ce geste ta soumission. Tu feras ce que le chef de la milice te demandera.

Tu t’es assis à la table, docilement. Tu observes le chef de la milice avec des yeux apeurés et intrigués à la fois. La situation commence à attiser furieusement ta curiosité, qui prend un peu le dessus sur la crainte. Des milliers de questions se bousculent en toi. Tu as conscience de te trouver à un moment charnière, sans comprendre encore de quoi il s’agit. Et plus les secondes s’écoulent, plus tu comprends que tu n’es pas celui en position de faiblesse dans cette histoire. Tes muscles se décrispent un peu. Si le chef de la milice a besoin de toi, c’est qu’il a trop honte pour en parler à quelqu’un·e de moins misérable que toi. Tu n’es pas spécial, il est seulement très facile d’avoir de l’emprise sur toi et de te faire taire au besoin. Tu sais que tout ce qui se dira dans cette chambre ne devra jamais plus franchir tes lèvres après cette nuit ; tu ne veux même pas en imaginer les conséquences.

À quel point s’est-il foiré ? Tu hausses un sourcil. Il s’agit donc d’un regret, ou d’une erreur. Quelqu’un·e que Taron chercherait à oublier ou au contraire à retrouver. Une personne importante, semble-t-il, sans quoi il ne prendrait pas la peine de la chercher. Une personne qui pourrait le compromettre. Les pièces du puzzle s’alignent lentement dans ton esprit, à mesure que Taron égrène des indices malgré lui. Tu as peur, soudain, de ce que tu pourrais entrevoir. Peur de découvrir quelque chose que tu ne devrais pas savoir, peur d’être à nouveau la cible des solmènes pour te faire avouer ce qui aurait dû rester caché. Tu pourrais voir le pire, tu as déjà vu le pire. Lorsque des client·es te demandent de lire leur avenir et que les pires atrocités s’y déplient.

Le chef de la milice semble tout sauf ravi de faire appel aux pouvoirs d’un haruspice. Tu baisses les yeux lorsqu’il te demande comment les visions apparaissent, sentant sa colère proche. L’alcool commence sans doute à embrumer un peu ses sens ; tu es trop familier des clients ivres et des coups pour ne pas que la peur ne revienne se frayer un chemin dans ton ventre. « Oui, c’est ça, à peu de choses près. » tu réponds, les mains posées à plat sur la table à côté de la mue de serpent. Tu n’attends que ses ordres pour agir. « Plus votre question sera précise, plus je pourrais voir des choses précises. » tu te sens obligé d’indiquer. Tu relèves les yeux vers Taron, croisant fugitivement les siens, que l’alcool commence à faire miroiter. Tu trouves enfin le courage de poser la question qui te brûle, d’une voix moins frêle à présent, un goût d’insolence au bord des lèvres : « Qu’est-ce que vous avez fait qui demande de l’alcool et les services d’un haruspice ? » Quelque chose qui nécessite d’être tu, enterré, oublié. Quelque chose dont il n’est pas fier et qu’il cherche à dépasser. « Quelle est votre question ? »