eyes open
C’est toujours le cœur palpitant qu’Augustina se rend dans la ville basse. Une fois par semaine, elle sillonne les ruelles à la recherche du carrousel conté. Oh, bien sûr, elle pourrait en demander la localisation exacte, mais une partie de l’expérience, c’est bien de chercher. Les initiés le savent, une myriade d’indices se cachent dans sur les murs, au sol, dans les airs. Il y a des ombres de personnages qui pointent du doigt la direction, il y a cette girouette qui s’oriente, il y a ces minuscules lumières qui s’allument au passage. Certains signes sont de l’œuvre d’Augustina, le reste celle de l’
autre. L’arc-en-ciel – l’indice le plus visible – est d’ailleurs de la création de cet·te
autre, et apercevoir cette myriade de couleurs juste au-dessus du chapiteau provoque chez la solmène un sentiment de retour à la maison qu’elle ne ressent nul part ailleurs.
Augustina n’est jamais vraiment elle-même lorsqu’elle descend dans la ville basse. Les changements alchimiques sont minimes mais suffisent à ce que ceux de la ville d’en haut ne la reconnaissent pas. Le plus facile, c’est de donner l’illusion d’être plus vieille – joues légèrement creusées, ridules aux coins des yeux, discrètes taches brunes. Elle quitte ses habits aux beaux tissus, s’habille habituellement de noir pour se retirer dans l’ombre et observer de loin. Le foulard noué dans ses cheveux peut se défaire en une seconde et lui permettre de se dissimuler
si besoin. Cette situation ne s’est encore jamais présentée, principalement parce que lors de ses passages au carrousel, Augustina travaille et ne fait pas attention à ce qui l’entoure. L’œil devenu expert analyse chaque détail du carrousel. Elle observe ce qui fonctionne, elle cherche les changements, elle analyse les réactions. Avec le temps, elle n’a appris à faire confiance qu’aux jugements des plus jeunes spectateurs. Elle voit l’éclat dans leurs yeux quand quelque chose leur plait, et les mains qui frottent les yeux sont signe d’un ennui à en tomber de sommeil. Elle ne l’avouera jamais à personne, mais Augustina doit plusieurs de ses meilleures idées à des rêves d’enfants.
« Regarde, Papa, on dirait moi ! » s’extasie une enfant aux boucles brunes. Son index pointe une silhouette qui est parfois traversée de lumière, permettant ainsi de distinguer des traits de visage, des expressions, des couleurs, des textures.
« Mmh, mmh… » marmonne le père, trop occupé à essayer de rendormir le benjamin qui s’agite dans ses bras. La petite fille fait plusieurs fois le tour du carrousel, pour suivre les aventures de cette chevalière qui lui ressemble étrangement, traversant les péripéties écrites par les conteur·euses du lieu. Il y a des
Oh ! de peur, des
Waouh ! d’admiration, des
Non ! de colère et des
Ouf ! de soulagement, et le sourire de l’enfant est contagieux. Si l’alchimiste ne croit plus en ses rêves depuis longtemps, savoir qu’elle participe aux rêves des enfants est une consolation bien suffisante.
Mais son sourire se crispe en un instant quand elle se rend compte que le carrousel est en train de changer, juste devant elle. La transformation est probablement trop imperceptible pour que le public s’en rende compte, mais l’alchimiste le sent aussi certainement que si le temps s’était soudain mis à reculer. L’
Autre est certainement là, tout·e proche.
(c) nel vespero migrar