Le ciel est clair, lavé de ses incertitudes. Les montagnes se dessinent comme des coupures sombres dans la nuit, grandissant dans les ténèbres, surplombant le village. Tu les observes et ton cœur se serre, alors que tu attends les autres Flamboyants sur la place du Cadran, avant de vous envoler tous les cinq vers vos futurs feux. Tous les cinq, car Numénor est toujours, toujours avec vous, dans vos âmes, lorsque vous vous envolez. Son souvenir ne vous quitte jamais vraiment, et vos flammes ne sont toujours, finalement, qu’un éternel adieu à votre adelphe disparu. Cinq, vous l’avez toujours été, et vous le serez toujours. Les yeux levés vers le ciel, des étoiles discrètes s’y reflètent alors que tu chéris ces moments si précieux auprès de tes frères de cœur, espérant au plus profond de toi ne pas les oublier. Chaque soir, chaque nuit auprès d’eux est comme l’aboutissement de toute une vie. Tu sais que chaque feu pourrait être le dernier, mais tu mourrais alors avec la certitude d’avoir vécu. Tu retrouves bientôt les autres Flamboyants, et un sourire à la fois heureux et mélancolique naît sur tes lèvres. Tu leur es toujours si redevable d’exister, d’être ce qu’ils sont, de te porter de jour en jour, mais cet amour est désormais en demi-teinte, depuis que les amnésies sont venues le troubler.

Hira vient chercher ton bras et celui de Zuko. Toi, tu viens doucement prendre la main de Bateleur, et ensemble, quatuor indéfectible, vous quittez Coatlinchàn jusqu’à un endroit dégagé pour vous envoler. À chaque nouveau décollage, ton cœur se serre. Tu jettes quelques regards inquiets à Hira, de peur qu’il ne parvienne pas à s’envoler. Et puis il y a Zuko, que tu as toujours peur de perdre dans le ciel ; quand il endosse la forme de son animal-mémoire, c’est comme s’il ne retrouverait jamais le chemin de son humanité ensuite. A-t-il pris de l’ayahuasca ce soir ? Vous êtes tous si abîmés par la vie, tous si malmenés par la vie. Si bien que tu te demandes parfois comment il vous sera possible de vous en sortir dans une fin heureuse. Mais lorsque vos feux brûlent dans les montagnes, tous tes doutes brûlent avec eux et disparaissent. « Moi aussi, j’ai l’impression que ça va une éternité. » tu murmures. Les drames qui vous cueillent les uns après les autres creusent une certaine distance entre vous, et vos escapades nocturnes s’espacent peu à peu. Tu t’isoles de plus en plus, et tu sais qu’il en est de même pour Zuko. Votre quatuor souffre, et seuls les feux sont en mesure de le resouder vraiment. Alors dès que vous en avez l’opportunité, vous vous enfuyez dans le ciel pour retrouver la quiétude de la lune et le silence des montagnes.

En un instant, tu redeviens le caracara qui partage ton âme, et après un regard doux à tes compagnons, notamment à Hira, que tu espères voir s’envoler sans heurt, tes ailes se déploient et tu décolles. Les courants ascendants te portent et tu te laisses porter sur les chaleurs secrètes des vents d’hiver. Tu t’élèves, tu t’élèves, tu t’élèves encore et encore, comme si tu cherchais à percer la voûte céleste de ton bec, comme si tu cherchais à t’enfuir de ce monde qui vous massacre. Tu redescends finalement à regret, t’approchant d’Hira pour l’aider si jamais son aile venait à flancher. Tu te prépares à le rattraper dans tes serres si jamais tu le sentais défaillir. Mais vous parvenez jusqu’au plateau où vous avez l’habitude d’allumer vos feux sans encombre, et tu te poses doucement, suivi d’Hira et de Zuko. Tu reprends presque immédiatement forme humaine, comme tes camarades, un grand sourire aux lèvres à l’idée de faire brûler vos flammes dans les montagnes. Ton ami perroquet prétend que tout va bien, mais tu sens le mensonge sous ses paroles. Tu ne le confrontes pas, car tu sens que ce n’est pas le moment, qu’il faut préserver votre joie d’être ensemble.

Tout ce dont vous avez besoin pour allumer les feux se trouve déjà là, le bois, les silex, les herbes sèches, vous attendant sagement dans un petit renfoncement de la roche pour ne pas être trempé s’il venait à pleuvoir. Et évidemment le grand bûcher, au milieu du plateau. Tu viens tirer les premières buches pour l’alimenter, avant de lancer des silex dans les mains de tes adelphes. « Je suis heureux d’être auprès de vous cette nuit. » tu avoues avec un sourire sincère. Tu en oublies presque vos tristes conditions. « Alors allumons les plus grands feux qu’on ait jamais allumé. » Tu marques une pause, les regardant chacun droit dans les yeux, le regard brûlant de dissidence et de joie mêlées, avant d’ajouter à voix basse, pourtant déterminé : « Pour Numénor. » Et d’allumer ton premier flambeau.

T'as peur d'affronter le regard des Flamboyants. Aujourd'hui ça va pas. T'as envie de prendre de l'ayahuasca, mais tu te retiens parce que vous devez allumer un feu ce soir. Tu dois être sobre. T'as pas le droit de leur faire ça. Faut pas faire ça. Tu luttes, mais ça te fait mal. Aujourd'hui les pensées sombres sont omniprésentes. T'as peur de pas réussir à revenir, à reprendre forme humaine. T'as peur de craquer quand tu verras le brasier. T'as peur de tout lâcher. T'as refoulé tout ça toute la journée, t'as fait bonne figure. Normalement, tu te serais enfermé chez toi et t'aurais essayé de dormir après avoir pris un peu d'ayahuasca, t'as pas le droit. Il faut faire danser l'ombre des géants sur la montagne. Il faut allumer les feux.

Alors tu les retrouves sur la place du Cadran. Tu te perds un instant dans les étoiles pour ne pas avoir à croiser leur regard. Jusqu'à ce qu'Hira t'attrapes le bras pour t'entraîner derrière lui. Lui aussi cache ses peurs. Tsoar cache ses amnésies, Hira cache la faiblesse de son aile. Et toi tu caches ton addiction à l'ayahuasca, tes insomnies et tes pleurs. Il y a plein de non-dits. Et ça vous éloigne les uns des autres. Tu te détestes pour ça. Tu détestes que votre quatuor soit en train d'éclater petit à petit et que seuls les feux parviennent encore à vous réunir. Il y a la peur, les angoisses et les inquiétudes. Et ça détruit tout, ça prend toute la place. Tu détestes ça. Tu voudrais que tout soit comme avant. Tu voudrais que Numénor soit encore en vie. « Oui, ça fait trop longtemps. Vous m'avez manqué. » Et tu caches ton mal-être derrière un sourire triste. Tu veux pas les inquiéter. Tu veux réussir à profiter de cette nuit, de ces feux. Faut que tu te sortes de ta tête. Faut que tu te forces pour que cette journée ne soit pas totalement une défaite. Les mauvais jours te collent à la peau, ça t'emporte vers le fond, ça te fait suffoquer. Tu pousses pour remonter. Tu peux pas abandonner.

Arrivés en dehors du village, vous prenez votre envol chacun votre tour. Tu pars après Tsoar et Bateleur. Le messager prend la place et tu te sens un peu mieux, un peu moins au bord du gouffre. Tu regardes le caracara et le bateleur s'envoler à tire d'ailes et tu les trouves beaux. Et tu les suis, faut que tu prennes un peu ton élan, mais tu finis par les rejoindre dans les courants ascendants. Tu te retournes pour t'assurer qu'Hira vous suit. Tu ralentis pour rester à sa hauteur. Tu voudrais pouvoir le rattraper si son aile lui fait défaut. T'as peur de le voir tomber, chuter, s'écraser. Tu voudrais pas le revoir s'éclater contre cette falaise. Tu voudrais pas qu'il se blesse encore. Et tu te doutes que ça tire, que ça fait mal. Toi aussi tu as été blessé, mais jamais comme le perroquet. Tes ailes sont intactes. Tu voles encore bien. Tu vas bien physiquement, mais mentalement c'est une bataille permanente. Il y a ce poids qui te tire vers le bas. Il y a ces nuits où il faut que tu t'assommes d'ayahuasca pour réussir à dormir et ces noms que tu répètes en litanie pour ne pas oublier. Ne pas les oublier.

Vous êtes arrivé et faut que tu te battes. Faut que tu forces. Tu voudrais rester messager. Tu voudrais abandonner le monde des humain‧es et ses douleurs pour rester dans cette quiétude pour toujours. Tu peux pas. Alors douloureusement tu reprends ta peau que tu détestes. Tu regardes tes frères qui sont tous là sains et saufs. Tu rattrapes au vol l'un des silex lancer par Tsoar. Tu l'aides à installer les bûches qui seront le combustible de votre feu. Et Tsoar te semble heureux, plus léger. Et tout n'est pas perdu, pas fini. Vous êtes en vie et les feux viendront chasser tous vos malheurs. Les géants des montagnes protégeront la nuit des analogues, ils veilleront sur vous. Le feu chassera les ombres. Tu hoches de la tête aux paroles de Tsoar. Un grand feu, c'est ce qu'il vous faut. « Il faut qu'il soit gigantesque, magnifique. » Tu voudrais qu'il te consume tout entier. Et dans un murmure à la suite de ton frère. « Pour Numénor. Pour celleux qui ne sont plus. » T'allumes ton flambeau et t'as enfin l'impression de plus être si écrasé par tes problèmes. Tu te sens un peu léger, un peu plus libre, un peu moins sur le fil. « Pour vous, mes frères. »