Les enfants jouent sous les arbres en poussant de grands cris d'animaux, faisant sourire les passant‧e‧xs et les personnes assises à l'ombre du Cadran. Dans le lot de marmaille se cachent normalement les deux oursons d'Asmar, qui grandissent à toute vitesse ces dernières années, apportant une fragile douceur à sa vie. Il ne passe pas assez de temps avec elleux à son gout, mais jamais les guetteur‧euse‧xs n'ont été aussi sollicité‧e‧xs. Comme tous‧te‧xs les adultes de Coatlinchan, le temps libre et la belle vie se font rares depuis qu'iels se sont révélé‧e‧xs à Cittàgazze, et Asmar ne compte plus les tombes qu'il a creusé pour les analogues depuis ce jour fatidique.

Un jus de fruits en main, il profite de ce rare instant au calme pour discuter avec les quelques ami‧e‧xs qu'il a su se faire, surveillant du coin de l'oeil les enfants. Même au coeur du village, il n'arrive plus à se détendre totalement, à se croire en sécurité. Il a vu trop de magies obscures, d'alchimies et de sournoiseries pour gober encore le mythe de leur invincibilité.

Qu'importe que Cittàgazze se relève encore de l'attaque des spectres ; s'ils ont su percer les défenses de leurs ennemi‧e‧xs, qui sait si les fantasmi ne pourraient en faire de même chez elleux ? Lui et Ori ont été trop tôts orphelin‧e‧xs, il ne peut pas imaginer un monde où leurs enfants devraient se débrouiller sans elleux.

Justement, c'est saon coparent‧e qui s'approche, l'air bougon. Il ne l'a pas revu depuis plusieurs semaines, à vrai dire il l'évite depuis qu'il l'a aperçue dans Cittàgazze lors de leur sauvetage des inkumbolis prisonnier.ère‧xs. A part quelques mots échangés sur les enfants quand iels se les remettent, leurs relations sont depuis longtemps au point mort. Un autre homme que lui enterrerait la hache de guerre, mais il n'a jamais su réagir près d'elle, mettre de coté leur passé, avancer. Il rumine trop.

"J'ai les enfants jusqu'à demain matin." Une première défense, comme si elle n'avait pas leur garde alternée en tête. "Tu n'es pas à Cittàgazze ? Ce n'est pas ta deuxième maison, maintenant ?"

Il rumine trop, et il a toujours préféré garder la hache bien aiguisée à coté de lui.

La colère est omniprésente dans ta vie. Il y a l'ombre menaçante des tours de la ville toute proche et tu ne peux te résoudre à la quitter des yeux. Il faut que tu prennes soin de tes enfants et de ton peuple. Et les gazzi peuvent se mettre en travers de ton chemin. T'as beau le répéter qu'iels sont dangereux·se·xs et que tu ne leur fais pas confiance, mais t'as l'impression qu'on ne t'écoute pas. Faire des alliances avec elleux, c'est pas la solution pour toi. T'as le sentiment de toujours devoir surveiller ce qu'il se passe et tu cherches encore plus dans ta mémoire à la recherche de réponses. Peut-être que l'histoire de Cittàspide te donnera un moyen de vaincre les gazzi ou au moins de cohabiter plus sereinement avec elleux. Malgré tout le temps que tu passes à chercher dans ce palais mental devenu labyrinthique tu ne trouves rien de satisfaisant et ça te frustre.

Assise contre un arbre, tu regardes au loin. Il faut que tu retournes au village. T'as un rendez-vous, quelqu'un·e·x veux que tu la·e·x tatoues dans l'après-midi. T'as encore le temps, mais il faut quand même que tu rentres. T'es pas bien loin du village. T'essaies de pas trop t'en éloigner en général surtout quand tu dois récupérer les jumeaux dans les jours à venir. Tu sais que si tu ne viens pas à l'heure à vos rendez-vous, Asmar te prendrait la tête et tu n'as vraiment pas envie. Il est fatiguant. T'as l'impression qu'il est toujours sûr d'avoir raison. Tout ce que tu fais, ce n'est pas assez bien. Tu prends trop de risques ou tu es trop tendu ou plein de raison pour que vous vous disputiez. Tu te lèves et tu marches rapidement en direction du village. T'aimerais bien voir Tam, mais avant prendre un peu de temps sur la place. Les jumeaux devraient être dehors à cette heure-ci et même si c'est pas ton jour de garde, t'as bien le droit de regarder tes enfants s'amuser.

Arrivant sur la place du village, tu t'avances tout de suite en direction d'Asmar. Autant prendre le taureau par les cornes. "Oui je sais. T'inquiètes je vais pas te les prendre." Et déjà la première remarque du grizzly est acerbe. Oui, tu sais que tu dois pas récupérer les enfants aujourd'hui. Asmar est comme ça, toujours dans l'attaque et faut dire que t'es vraiment pas mieux que lui. "Ça fait des semaines que j'y suis pas allée ! Je sais que c'est dangereux et Nil me ramène les livres que je lui demande s'il peut. Tu crois que je vais abandonner Coatlinchàn ? C'est pas parce que je vais parfois chercher des informations dans la ville que je vis là-bas. Arrête un peu de m'accuser !" Ça ne manque pas, tu hausses le ton et fait de grands gestes avec tes mains. Depuis qu'il t'a vu au sauvetage des inkumboli, il n'arrête pas. "Tu voudrais que je reste enfermée entre quatre mur alors que les gazzi sont juste là, à côté ?? Faut que j'agisse, je veux pas que nos enfants vivent dans ce monde-là !"

Si leur couple était voué à l'échec et n'a que peu duré, Asmar a l'assurance qu'avec Ori, il y aura toujours du répondant, qu'il ne laissera pas passer ses colères, qu'il n'apaisera rien. Ils n'ont pas un caractère aidant, ni l'un ni l'autre, ou peut-être qu'ils ne savent que faire ressortir le pire de l'autre, toujours. Aussi, il n'est pas très étonné qu'Ori explose à son tour, et il se redresse, piqué par son ton qu'il n'aime pas, par la frustration que le passeur déverse.

"A t'entendre, il faudrait que je te donne une médaille pour ça. C'est ce que tu veux ? "Bravo Ori, tu n'as pas mis en danger ta vie et celle de toute la faction en te baladant chez nos ennemi‧e‧xs depuis trois semaines" ?" Il note vers lui que Nil est complice, lâche d'ailleurs un "T'en as que pour Nil dernièrement." odieux.

"Enfermée ? On vit au beau milieu des montagnes !" Il oublie bien vite à quel point il a pu chercher à la faire rester en permanence au village, il oublie ce qui a brisé leur couple, et c'est ça, au fond, le sujet. Il oublie qu'il est responsable de la situation, tout autant, voir plus qu'Ori, et qu'il ne sait pas comment réparer, ni s'il veut réparer. Ni s'il le peut. "C'est pas en allant te foutre dans leurs griffes que tu vas sauver les petits. Si l'un‧e‧x d'elleux apprend que tu es passeuse, tu crois quoi ? Ton cerveau est une bombe entre les mains des citta !"

Il a peur, il ne sait pas comment le dire, mais il s'est levé, refermant la main sur son bras, surplombant son ex avec une grimace. Plus que le danger pour le village, c'est pour elle - pour elleux - que le risque est immense, car il le sait au plus profond de lui, les cittadini ne seraient pas tendres pour percer les secrets des passeur‧euse‧xs. "T'as mille choses à faire plus utiles pour nous que de t'exposer comme ça, laisse donc à ton précieux Nil l'espionnage." Il la lâche à contrecœur alors que des regards se tournent vers elleux, enfonçant ses mains dans ses poches, sans bouger pour autant. "Arrête d'être égoiste."

Il est sans doute le moins à même de lui faire des reproches sur ce sujet, mais il y va. Comme les gazzi qu'elle aime tant, Asmar est fort pour appliquer la politique de la terre brulée.

Ton sang bouillonne. Asmar a le don de t’énerver. Il ne comprend pas que c’est pas en t’infantilisant qu’il te protégera. Les risques tu les prendras quoiqu’il arrive et même en restant terré au village, les gazzi pourraient toujours vous atteindre. Tu te doutes bien que certain·e·xs d’entre elleux ne reculeraient devant rien pour vous exterminer. Vous effacez des mémoires c’est pas assez, un jour iels viendront vous massacrer. Et c’est pour ça que tu veux absolument en savoir plus. Faut trouver des moyens de vous prémunir de ces dangers-là. Mais non, Asmar voudrait seulement que tout le monde reste prostré plutôt que d’agir.

« C’est pas ce que je t’ai demandé non plus. J’ai même pas le temps de te dire bonjour ou de te demander comment vont les enfants que tu m’agresses déjà ? Tu voudrais que je te réponde gentiment en plus ? Tu crois pas que t’abuses un peu là ? » T’as l’impression qu’il comprendra jamais. Il est dans l’attaque et tu réponds. Tu pourrais peut-être tenter de désamorcer la situation, mais t’es trop piqué pour faire quoique ce soit en ce sens. Alors tu lui réponds d’un ton énervé. Tu voudrais juste qu’il t’écoute, mais t’es pas prêt à le faire en retour. C’est sans fin. « T’es jaloux en fait ? Tu voudrais que je te le demande à toi, c’est ça ? Mais le problème c’est que chaque fois qu’on se voit on s’engueule. Au moins Nil me laisse le temps de lui demander un service sans tout de suite monter sur ses grands chevaux. »

Tu vois bien qu’il comprend pas ce que tu lui dis. La vérité, c’est que tu lui en veux toujours de t’avoir empêché de devenir faune. C’est ce que tu voulais faire, mais tu t’es mis en retrait pour votre famille, pour lui. Et lui ne fait que vouloir tout contrôler. « Tu crois que je suis pas au courant ? J’ai vu ce qu’iels ont fait au prisonnier·ère·xs. Je sais de quoi iels sont capables. Mais c’est pas en restant terré ici qu’on sera en sécurité. Et puis si tu m’avais pas poussé à devenir passeur la question ne se poserait même pas ! » Manifestement, parler calmement c’est pas votre fort à tous les deux. Il t’énerve si fort que t’en serres les poings.

Tu sens sa main se refermer sur ton bras et tu lui attrapes violement le poignet. « Lâche-moi, que tu lui siffles entre les dents. » Tu le détestes à ce moment-là et tu te maudis de l’avoir aimé. Vous ne savez que vous entre-déchirer et ces disputes incessantes éclipsent celui qu’il peut être quand vous êtes tous les deux calmes. « Moi ? Egoïste ? Qu’est-ce que tu me racontes-là ? Tu crois que je vais dans la ville pour flâner ? Je vais chercher des livres parce que nos mémoires sont incomplètes. Il y a des trucs qu’on a oublié ou qui ont été déformé et je voulais avoir des supports écrits pour comparer nos connaissances. Aller à Cittàgazze, ça peut me donner les clés pour retrouver Cittàspide ! Et toi tu me traites d’égoïste ? Tout ce que j’ai fait depuis que les enfants sont né·e·xs c’est pour elleux ! J’ai même renoncé à devenir faune ! A cause de toi, parce que tu voulais que je sois en sécurité. Je suis pas ta choses à surveiller, je suis pas fragile, je sais me défendre. » Tu sens que t’as le visage qui s’échauffe, tu dois avoir les joues rouges. T’aurais envie de le gifler, tu te retiens parce que les enfants pourraient voir. Et vous disputez comme ça, en plein milieu du village, c’est peut-être le truc le plus stupide que vous avez jamais fait. « Avant de m’accuser de quoique soit, tu devrais balayer devant ta porte. » Tu devrais toi aussi appliquer ce conseil, mais t’en es pas encore là.

Il lève les yeux au ciel devant son énervement, alimentant ces flammes toujours plus haut, dans un dialogue d’incompris‧e‧xs. Tout y passe, tout y passera, comme toujours : le ton, les sous-entendus mal pris, les incompréhensions, les points sensibles. Il n’y a rien qu’iels ne s’infligeraient pas, quand leur discussion dure plus de cinq minutes. Obtus‧es et bouché‧es, toustes les deux.

Ori l’accuse de jalousie et il a un rire bref, cinglant, un rire misérable fait pour lui dire : non mais mon pauvre, qu’est-ce que tu espères ? Pourtant son ex n’a pas tord, mais il n’ira jamais acquiescer, lui dire que oui, il jalouse cette relation, il jalouse les autres qui poseraient leurs mains sur le tatoueur, il jalouse toustes celleux qui ont droit à ses sourires, à ses flatteries, à ses élans. « T’es pas le genre de Nil. » Comme si cela réparait tout. Comme s’il pouvait ainsi fermer ses oreilles à toutes les vérités qu’elle  lui assène.

Dans leur jeu de cris, les mêmes sujets reviennent, jusqu’au dégout, et Asmar croise les bras en soupirant, pauvre martyr. Bien entendu que le sujet de son métier devait être évoqué, comme si iels n’avaient pas déjà fait le tour de la question, comme si cela ne faisait pas plus de dix ans que la chose était faite, dite et consommée. « Tu vas me le reprocher jusqu’à quand, franchement ? Tu ne vois pas tout ce que ça t’a apporté, en termes de place au sein du village, de connaissances, de respect ? On dirait que je t’ai forcé à t’entrainer et à passer les épreuves, mais prends toi en main un peu Ori. » C’est facile de se plaindre maintenant, alors qu’elle joue un rôle prépondérant dans la faction, que toustes lui demandent conseil. Facile de se dédouaner de ces responsabilités, de tout lui mettre sur le dos.  

Leurs corps s’éloignent et Asmar a sa tête des pires jours, la mâchoire bien coincée, les sourcils froncés, devenant l’ours qu’il est au fond de lui. Il est droit, raide, alors qu’Ori joue le diable détruisant tout sur son passage, qu’elle parle de Cittàspide, qu’elle ramène à son tour les enfants dans la bataille.

Quand à sa dernière remarque, elle est de trop. « Qu’est-ce que tu insinues par là ? Vas-y, hésite pas, donne moi le fonds de ta pensée, on est plus à ça près. Tahrir, le pire égoïste du village, c’est ça ? Des gardes de vingt heures d’affilée, pas de vie en dehors du travail, à affronter les spectres tous les jours, à enterrer nos morts en espérant qu’un jour ce sera ni toi, ni les petits ! Mais c'est moi l'égoiste. » Il a l’habitude d’être mal aimé, d’être à part, de ne pas savoir s’intégrer. De trop sacrifier, de trop en demander aux autres, de ne pas mettre de l’eau dans son vin. Tout ça, il l’a entendu trop de fois. « T’es pas l’seul à tout faire pour les gosses. J’ai pas envie qu’iels finissent comme moi, (comme nous) j’ai besoin de te savoir là, si quelque chose m’arrive. » Besoin de la savoir en vie, en sécurité. Ca n’a rien à voir avec une supposée fragilité, mais ça, jamais Ori ne comprendra. Peut-être parce que l’amour qu’Asmar lui porte est asymétrique, peut-être parce que personne n’estime qu’Asmar mériterait un peu cette protection qu’il étend d’autant plus aux autres qu’on la lui refuse. « Cittàspide est un mythe. Un conte pour les gosses. On a que ce village, que cet horizon. Le jour où tu accepteras ces limitations, peut-être qu’on pourra se parler. »

Qu’est-ce qu’il peut faire face à l’espoir ? Lui ne croit plus à rien, si ce n’est survivre, un hiver, un an de plus. Il n’a jamais su se projeter. Pas même dans son couple.