Nouvelle insomnie. Elles n'en finissent plus. Te réveiller avec l'ombre de ton ex-professeur, celui qui a failli aspirer toute ta lumière tel un vampire, n'ai jamais agréable. Tu es trop stressée, inquiète et ton cerveau produit ces cauchemars. Tu t'imagines qu'il n'est pas mort, qu'il te retrouvera et qu'il t'écartera de tout ce que tu as su construire. Il y avait les mots qu'il crachait comme du venin, et puis il y avait la violence physique rarement. Il n'est plus dans ta vie, il ne le sera jamais plus, mais tous les doutes que tu peux avoir viennent de lui. C'est une petit voix insidieuse qui se glisse partout. Seras-tu jamais assez ? Ta vie est remplie par ton travail, mais y a t-il autre chose ? Tu as parfois l'impression que non. Tu laisseras peut-être ta marque avec tes recherches, mais personne ne te pleurera vraiment. Tu es seule, parce que tu le veux bien. Parfois, cette solitude est pesante. Tu as décidé de ne t'attacher à personne après l'Effondrement, de peur de les voir de nouveaux sombrer dans la fin d'un monde. Il y a eu des connaissances, des personnes que tu apprécies, mais personne avec qui tu es vraiment toi-même. "On devrait sortir. Il est un peu tôt, mais ça ne sert à rien de rester ici." Tu te tourne vers l'ourse. Iel a raison. À quoi bon ressasser dans ta chambre ? Cette casette n'est rien pour toi. Juste un endroit ou dormir et manger parfois. Tu vis plus à l'universita et à la bibliothèque qu'ici. À l'universita il y a ton bureau qui croule sous les papiers, là-bas, c'est vivant. Poussant les couvertures, tu passes rapidement dans la salle de bain. "On va aller au port. L'air marin nous fera du bien."

Tu claques la porte de ta casette et tu t'engouffres dans les rues de Cittàgazze. Rester prostrée dans ta chambre ne te permettra pas d'avancer, là, au moins tu agis. Tu ne te sentais pas de retourner à ton bureau, il est un peu tôt, mais aller voir le port qui se réveille, ça te semble pas mal. T'aimes bien regarder les marins qui mettent leur embarcation à l'eau. Iels partent pêcher à l'aube et reviennent lorsque le jour est tout à fait là. Il y a le marché qui est toujours animé. Ici, ça vie. Tu décides de t'asseoir sur un banc face à l'océan. Atalyah reste à côté de toi. Iel tente de ne pas prendre trop de place, mais c'est compliqué avec sa carrure. Les badaud·e·xs font un petit écart devant vous. T'aimes bien observer les autres. Iels ont toujours l'air d'avoir un but, de savoir à chaque instant où iels doivent être. Ces moments de contemplations te permettent de réfléchir, d'imaginer une vie que tu n'auras jamais. Parfois, tu remarques d'autres âmes égarées, un peu comme toi. Des inconnu·e·xs qui ont l'air seul·e·xs. Personne ne les attends. Iels n'ont nulle part où rentrer. Tu te dis qu'elleux aussi ont tout perdu dans l'Effondrement. Plus de trente ans ont passé, mais c'est comme si tu n'avais pas totalement à refaire ta vie. Et il y a les nimrodien·ne·xs dont l'Effondrement est encore plus proche. C'est souvent elleux qui ont l'air d'être les plus perdu·e·xs.

Atalyah grogne doucement et pointe du museau une jeune fille suivie de son ombre. Tu ne réfléchis pas, tu te lèves et tu la rejoins. Tu as des questions à lui poser sur son monde. Tu sais qu'iels sont polyglottes, marchand·e·xs et de fier·ère·xs battiseur·euse·xs. Tu ne te soucie pas vraiment de l'inconnue, elle n'est qu'un moyen pour obtenir des réponses. Bien vite, tu remets en place ton masque de professeure. Froide, sûre d'elle, comme si tu avais ta vie bien en main. "Bonjour, puis-je vous poser des questions sur Nimrod ? Voyez-vous, j'étudie les langues anciennes et j'ai entendu que vous étiez polyglottes. Peut-être pourriez-vous m'être utile dans mes recherches. Je me pose également des questions sur l'Effondrements des mondes. Le vôtre a eu lieu récemment, peut-être pourrons nous remarquer des signes qui nous permettront d'éviter les suivants." Tu ne lui laisses pas vraiment la parole avant d'exposer tout ce que tu souhaites. Tout ce qui compte c'est tes recherches et les réponses qu'elle pourrait t'apporter.

L'inconnue t'écoute avec attention et tu es plutôt surprise de sa gentillesse. Tu comprends bien vite qu'elle fait partie de celleux qui sont plutôt naïf·ve·xs. Tu te revois à son âge, vous devez avoir vingt ans de différence, à ce moment, tu savais déjà qu'il fallait que tu fasses tout ton possible pour survivre. L'Autorité guidait tes pas, et Elle le fait toujours, mais tu ne pouvais vraiment compter que sur toi-même. Il n'était pas question de se laisser écraser. Tu as toujours voulu qu'on entende ta voix, mais à quoi bon sans personne pour te soutenir. Tu as le sentiment d'avoir parcouru tout ce chemin pour bien peu de choses. Ta vie professionnelle est bien remplie, mais elle écrase tout ce que tu pourrais vouloir faire dans ta vie privé. Tu ne laisses de la place à personne, seulement à tes recherches.

La nimrodienne se présente, elle et son ombre et tu gardes un sourire aimable sur le visage. Tu ne lui as pas encore donné ton nom, tu devrais peut-être le faire. Elle ne t'apporte pas beaucoup d'informations. Tu ne lui en veux pas, après tout, tu n'as pas beaucoup de souvenir de l'avant Effondrement de ton monde, il ne reste que le visage de tes parents lorsqu'iels t'ont poussé sur ce bateau. Et puis, plus rien. L'événement a été traumatique pour beaucoup de personnes et toi, tu as eu trente ans pour accepter que tu avais tout perdu, elle bien moins que ça.

"Moi c'est Esther et ellui c'est Atalyah. Merci de vous rendre disponible pour mes questions, je vous en suis très reconnaissante. Je me doute qu'il ne doit pas être aisé de se remémorer l'Effondrement de votre monde, mais j'ai peur que Cittàgazze ne subissent le même sort." Tu prends une inspiration. Il faut que tu mette de l'ordre dans tes idées. Après tout, tu n'avais pas du tout prévu cette rencontre. "N'y a-t-il pas eu plus de pluie ? Des inondations ? Les animaux ne vous semblaient pas plus affolés qu'à l'habitude ? Je me souviens que le niveau de l'eau avait monté inexorablement en Alterre, mais vous, vous êtes arrivé à pied. Comment avez-vous su qu'il fallait fuir ?" Tu essaies de préciser ta pensée, mais tu as peur de lui donner trop d'informations d'un coup. Tu sais qu'il y a eu d'autres Effondrements après les vôtres, Skye t'as parlé à demi-mot d'un cinquième monde qui se serait effondré il y a peu de temps. Le problème étant que vous ne savez rien de ce qui provoque les Effondrements et de comment vous en prémunir. "J'étudie le sumérien, le latin et le grec ancien. Je tente de retrouver de vieux ouvrages qui pourraient peut-être nous éclairer sur notre futur. Je cherche aussi à comprendre les voies impénétrables de l'Autorité pour le salut de l'humanité." Tout ça te donne l'impression d'avoir un puzzle dont il te manque la moitié des pièces. Chaque fois que tu réussis à trouver une réponse, celle-ci en soulève des dizaines d'autres. C'est un travail sans fin. Et c'est surtout une course contre le temps que tu es destinée à perdre.

La jeune femme te parait d’un coup anxieuse lorsque tu mentionnes l’Effondrement possible de Cittàgazze. Tu n’en as pas encore trouvé de signe, mais tu ne peux t’empêcher de penser que ce qui est arrivé à tous ces mondes se produira de nouveau ici, à Cittàgazze. Si les mondes un par un disparaissent, pourquoi celui de Cittàgazze resterait seul survivant ? Tu ne peux pas croire à ce genre de chose. Tout te semble trop opportun. Tu n’arrives déjà pas à comprendre comment chaque Effondrement a fait s’ouvrir des failles vers ici et pourquoi les mondes ne sont pas restés isolés les uns des autres. Il y a quelque chose de plus grand qui est en train de se produire, tu en es convaincue. Et tu veux le comprendre pour pouvoir au moins t’y préparer. « Non, enfin, pas dans l’immédiat. Seulement, je me demande si Cittàgazze ne s’effondrera pas à son tour. » Tu es pensive. Et tu te rends pas vraiment compte que la nimrodienne est au bord des larmes. En fait, c’est Atalyah en te poussant doucement du museau qui te fait sortir de ta torpeur. Tu relèves les yeux que tu avais baissé vers le sol et tu vois le visage de Kay. Elle t’a l’air si frêle. T’as cette impression qu’elle n’a pas réussi à refaire sa vie depuis que son monde a disparu. Elle a dû perdre des genxtes qui lui étaient cher·ère·xs elle aussi. Et elle n’a pas eu le temps de faire son deuil.

Tu n’es vraiment pas douée ce matin. Le manque de sommeil t’empêche de réfléchir correctement et tu as dû mal à rester concentrée sur une seule chose à la fois. En fait, cette discussion réveille ton cerveau. Les idées se bousculent une à une et tu n’arrives pas à faire le tri. Il te faudrait pouvoir noter tout ce qu’il te passe par la tête, mais tu ne peux pas. « C’est donc en voyant d’autres mondes s’effondrer et en analysant les signes avant-coureurs qu’iels ont pu vous permettre de fuir ? Ce que je fais n’est donc pas totalement inutile. Je suis convaincue qu’il faut que l’on fasse attention à toutes les anomalies. » Tu souris à Kay. Même si elle ne peut pas répondre à tes questions, elle te touche. Elle est si semblable de la personne que tu aurais pu devenir si tu ne t’étais pas accrochée à un objectif. « Merci pour votre aide. Votre famille n’a pas survécu à l’Effondrement ? » Tu te sens l’envie de l’aider. Peut-être qu’elle a besoin de dire ce qu’elle a sur le cœur. Sa fragilité te pousse à te montrer plus compréhensive. En fait, la gamine qui n’a jamais vraiment grandie se réveille. Celle que tu étais au lendemain de l’Effondrement de ton monde. Celle qui a failli abandonner parce qu’il était trop dur de continuer seule. Celle que tu gardes enfermée à tout prix de peur de te retrouver de nouveau dans cet état d’apathie ou tout te semblait bien trop vite. « Vous dansez alors ? Je n’ai jamais été très douée pour ça. Ce qui m’a sauvée après l’Effondrement de l’Alterre, c’est mon envie d’apprendre. J’avais cette soif dévorante d’en savoir toujours plus et elle a fait terre ma solitude. Je suis toujours seule, il n’y a personne dans ma vie, mais je m’y suis faite. » Tu te dévoiles comme rarement tu l’as fait et ton visage habituellement fermé se pare d’un sourire sincère.

Tu aurais dû montrer plus de considération. Tu lui as fait remuer des souvenirs désagréables avec tes questions. Tu devrais savoir ce que ça fait de parler de son monde, c’est très compliqué pour toi aussi. Cittàgazze a assuré ta survie, mais ce ne sera jamais l’Alterre. Tu ne retrouveras jamais les champs et la petite école dans laquelle ta mère enseignait. Tu ne retrouveras jamais les lucioles que tu chassais la nuit, émerveillée par la lumière qu’elles émettaient. Plus jamais tu ne te sentiras en sécurité en forêt. Ici, il y a les spectres qui guettent le moindre écart et les conflits. L’Autorité ne brille pas sur tout le monde, beaucoup se sont détourné·es de Sa voie et il y a le faux dieu solmène qui manque de vous détruire. L’Alterre te manque, mais tu as accepté que tu ne la reverras jamais. Parfois l’espoir revient, mais tu le chasses bien vite. Il ne faut pas que tu te fasses d’illusion. Il faut garder le visage tourné vers l’avant. Tu ne peux plus te demander ce que ta vie aurait pu être sans l’Effondrement. Il faut avancer, toujours, et ne pas se laisser le temps de penser. « Grâce à Nimrod, nous savons qu’on peut se préparer à l’Effondrement. Quand c’est arrivé en Alterre, il a fallu fuir parce que l’eau montait inexorablement et quand les failles se sont ouvertes, beaucoup n’ont pas compris ce qu’il se passait. Nous ne savions pas ce qu’était qu’une faille et ça avait quelque chose d’effrayant de se lancer dans cet inconnu. Mais c’était ça ou périr. » Tu souffles un coup. Oui, il n’y avait pas d’autres choix. La barque sur laquelle tu étais montée manquait déjà de couler. Tes parents n’auraient pas pu te suivre. « Mes parents n’ont pas pu traverser. » Et tu supposes que les siens aussi au vu de sa réponse.

La perte de repères est peut-être ce qui t’as semblé le plus dur en arrivant ici. Tout ce qui était ton quotidien n’existait tout simplement plus. Tu n’avais personne à qui te raccrocher – à part Atalyah – et aucun endroit où rentrer. Tout avait disparu. T’aurais pu rester longtemps à te morfondre, mais vous avez su vous battre pour votre survie. « Vous ne pouvez pas danser à Cittàgazze ? Je suis sûre que les pontes de la Ville Haute aimeraient avoir des artistes pour leurs soirées mondaines. Ça vous permettrai de pratiquer votre passion en gagnant de quoi manger. » Tu ne sais pas si ce que tu lui dis est vrai, mais peut-être que c’est une piste à creuser. Et s’il n’y a pas de solution, il ne faut pas hésiter à se créer un chemin. C’est ce que tu as fait toi et maintenant tu es rectrice. Tu as gravi les échelons, manipulé les bonnes personnes pour arriver là où tu voulais être. « Atalyah m’a beaucoup aidé, oui, mais ce n’est pas pareil que d’avoir le contact d’une autre personne. Iel m’a rappelé que je ne pouvais pas abandonner. Mes parents sont morts dans l’Effondrement pour que je survive. J’ai trouvé ma voie, vous trouverez la vôtre à n’en pas douter. »

Pourquoi fallait-il que tu t'engages sur cette pente glissante ? Pourquoi l'Effondrement te hante encore ? Tu ne cesses de voir des signes dans chaque facette de Cittàgazze. Tu crois en la rédemption mais tu crains que l'Autorité ne vous punisse encore avant de vous offrir l'absolution. Vous n'avez que trop pêché. L'humanité tout entière à fauter et Nimrod peut-être plus que tout autre peuple. Iels ont cherché à défier l'Autorité et iels ont été puni‧e‧xs pour ça par la présence de leur ombre. Tu te dois de trouver une voie pour la rédemption, comprendre vos fautes et Lui demander pardon pour que votre futur soit rayonnant. Et toi, l'Effondrement ne quitte jamais vraiment tes nuits. Tu veux résoudre ce problème, comprendre ce qu'il se passe et anticiper. Tu es convaincue que ça arrivera de nouveau et tu as raison la preuve en est de Carthage. Il y aura d'autres Effondrements et un jour ce sera le tour de ce monde là. À vous de tout faire pour l'empêcher ou d'au moins gagner du temps.

"Je suis en train de chercher, mais nous n'avons que très peu d'informations à ce propos. Je voudrais pouvoir établir un calendrier précis, mais la tâche est colossale. Avec les Effondrements, ce sont des pans entiers de connaissances et d'humanité qui disparaissent. Il ne reste que les mémoires orales et les quelques écrits que l'on peut sauvé. Je ne sais pas si des nimrodien‧ne‧xs avaient entrepris la moindre recherche, mais elles sont certainement perdues maintenant." Le constat que tu tires n'est pas reluisant, mais c'est tout ce que tu sais. Tu ne peux pas lui mentir alors qu'elle te rappelle trop celle que tu étais. Peut-être que vous n'avez pas fait suffisamment pour accueillir les nimrodien‧ne‧xs. Tu sais que certain‧ne‧xs les ont accueilli chez elleux mais iels sont trop peu nombreux‧ses. Les nimrodien‧ne‧xs avaient besoin d'un soutien psychologique pour se remettre de cette épreuve et tu n'as rien fait. Tu étais trop préoccupée par tes propres problèmes. Vous ne faites que répéter les mêmes erreurs sans jamais apprendre du passé.

Comme toi, elle a perdu toute sa famille, ou en tout cas elle ne les a pas retrouvé. Et tu sais ce que ça fait cette solitude qui prend au corps. Toi, tu as l'impression de toujours avoir froid. Tu as beau passer du temps au soleil, pousser le chauffage de ton petit locali, tu as toujours froid. Et le blizzard était pire que tout. "Je peux vous donner quelques contacts. J'ai assisté à beaucoup de réception et souvent il y a quelqu'un‧e pour la musique et parfois une scène pour une représentation de danse ou de cirque. Les plus aisé‧e‧xs aiment se divertir et montrer qu'iels sont plus riches que les autres." Tu n'as jamais vraiment fait partie de ce monde, mais tu dois te saisir des codes. Tu te joues d'elleux et tu navigues parmi les requins pour te rapprocher toujours plus de tes objectifs. Utiliser celleux que tu peux et laisser les autres derrière toi. Tu vois tout sous un angle froid et calculateur. Tu ne laisseras pas tes émotions se mettre en travers de ton chemin alors tu enfermes tout ça au plus profond de ton esprit et tu en as jeté la clé. Un jour, peut-être que ça t'exploseras à la figure, mais là n'est pas la question pour l'heure.

"Malheureusement, je ne les ai pas avec moi, mais vous m'avez déjà beaucoup aidée. Votre expérience de l'Effondrement de Nimrod est précieuse et pourrait permettre de prévenir d'autres catastrophes de cette ampleur." Tu te donnes l'impression de remettre une couche. Il y a bien que les gazzi pur souche qui ne savent pas ce que ça fait de perdre son monde comme vous avez perdu le vôtre. Tous‧te‧xs vous êtes rassemblés par cette expérience traumatisante. "Vous réussirez à surmonter cette épreuve. Il ne faut pas abandonner. Je vous remercie infiniment pour votre témoignage et pour cet échange."