Elle tangue dans la barque. Déteste cette sensation de remous qui lui retourne le ventre. Cornelius est penché en avant, le ventre appuyé sur le rebord du bois, s'apprêtant à vomir toutes ses tripes dans ce voyage digne des enfers. Iels auraient mieux fait de rester à quai, attendre que Jana revienne de sa chasse - que chasse-t-elle au juste d'ailleurs, là-bas ? - mais la colère qui bouillonne n'arrivait pas à se taire.

Une fois arrivée sur l'Isola Fiamata, Skye sort du minuscule bateau et tend en échange du trajet un livre de la Bibliothèque. Un bien léger tribut pour son passage, qu'elle donne à cellui qui a ramé des heures sous l'égide de la nécessité pour ellui d'en apprendre plus sur le monde qui nous entoure. Moquée et couverte de jurons, Skye est abandonnée là, avec le singe encore malade entre ses bras.

Jana sera au point d'eau, lui a-t-on dit, juste à côté de l'endroit où on va vous déposer, vous ne pourrez pas le rater. Et en effet, le point d'eau est là, avec à ses côtés la petite sœur qui remplit une gourde, très certainement pour continuer sa mission. Skye s'avance, dans un pas pressé qui fait que ses petits talons s'enfoncent dans le sable et lui donne une démarche tordue, vacillante. « Jana ! ». Le nom résonne au loin, est répété une ou deux fois de plus alors qu'elle arrive enfin sur un morceau de terre, d'herbes et de plantes, où coule un filet d'eau salvateur pour elle aussi. Skye sort un récipient de son sac et le rempli d'eau. « Je sais pas ce que tu fais ici, ça n'a pas été simple de venir pour te retrouver, mais il faut qu'on parle. C'est urgent... Tu as bientôt terminé, ou il va falloir que je te suive dans ton travail si je veux qu'on discute maintenant ? ». A côté, Pip se léchouille les babines, et Cees, qui s'efforce de pousser sur ses jambes pour grimper sur l'épaule de Skye, lui fait un petit coucou de ses mains et lui lance un sourire niais. Définitivement, le saïmiri est très mal en point.

Il y a comme quelque chose d'angoissant dans l'air, à se retrouver ici, isolée du monde. Comme l'impression d'être de retour en Alterre, dans ces voyages que Skye a pu faire et dont elle se souvient en rêve, ceux surtout dont elle a lu les compte-rendus par les plus grand·e·s explorateur·rice·s. Ils sont grands, sensationnels, réveillent l'envie d'aventure et d'une sorte de danger maîtrisé. Alors peut-être est-ce pour quel qu'en regardant autour d'elle l'étendue vagabonde d'eau salée, ou la dense forêt qui n'attend que leur venue, elle ressent un sentiment d'oppression comme si elle était enfermée dans une cage. Le danger, ici, est tout sauf sous contrôle. Il peut jaillir de partout, d'une branche ou d'un animal, de sous la terre comme des airs ; il guète le moindre faux-pas, et dans un environnement si éloigné de celui qu'elle côtoie d'habitude, Skye se sent étrangère en péril.

Les bras resserrés sur eux-mêmes, agrippant ses propres coudes, la Pandémonique souffle et voit ses yeux rouler en écoutant le ton flegmatique de sa sœur. Les reproches fusent, et sa langue claque contre son palais en signe contestataire. « Ne sois pas stupide ! Tu penses bien que si je suis venue jusqu'ici, c'est que c'est important : ne te moque pas. ». Cependant, Jana ici est dans son monde : elle n'est pas juste débrouillarde, elle sait parfaitement ce qu'elle fait. Et comme dans une réalité alternative désagréable, la Primat doit se soumettre à celle qui flirte avec les plus anarchiques de toustes.

Et Jana vit sa vie, ne l'attend pas. La chasseuse fuse et Skye ne peut que la suivre pour ne pas se retrouver seule ; et moins encore avoir fait tout ce chemin pour rien. Ses pas s'enfoncent dans le sable alors qu'elle râle en continuant le chemin, ramassant au passage les quelques trésors qu'elle croise, fruits habituels des récoltes de Cornelius. Le singe sera heureux de voir que, même en n'étant pas dans son état normal, il aura ses merveilles abandonnées en souvenir ; lui qui déjà sourit niaisement à Pip pour le remercier de ses bons conseils, comme s'ils étaient cul et chemise. « J'ai... C'est difficile à expliquer. Et je ne sais pas comment le formuler, c'est pas souvent... Est-ce que tu- est-ce que tu as, enfin... - Elle veut chavoir chi t'as tué d'autres ourch·e·s, là. ». La parole altéré par ses babines écrasées contre l'épaule de Skye, Cees a manifestement laissé son cerveau dans la barque. Oh. Comme elle le déteste il ne réfléchit pas une seule seconde de son temps et vomit ce genre de paroles sans penser aucunement aux conséquences. Skye ralentit alors ses pas, ferme les yeux et sent sa tête partir, s'évader en arrière dans un souffle de dépit.

« Non ! Je, non, non, c'est... C'est plus compliqué. Il y a des rumeurs. Sur des inkumbolis retrouvés sans vie, et... Je suis juste inquiète sur tes activités et sur ce que tu chasses, exactement, depuis que... Enfin, que tu t'es occupée de ce grizli. ». Son regard volette entre droit devant elle et la cime des arbres exotiques qui les entourent. Loin, ailleurs, tout pour ne pas tomber sur les yeux de Jana et sembler accusatrice, ou pire : maternaliste.

Dans le cœur de Skye, Jana a d’abord été un bébé perçu comme une menace, par sa simple existence. Du petit poupon aux joues roses, elle est devenue une enfant puis adolescente qui, par son absence cette fois, s’est construite dans l’esprit de la Primat comme une farce : gamine parfaite à qui leur père ne pouvait que donner toute son attention. A aucun moment la plus âgée des sœurs ne pouvait supposer tous les tourments, imaginer les traumas partagés dans l’abandon de leur parent. Lorsque la vérité a éclatée, qu’elles se sont retrouvées, Jana est devenue cette femme au tempérament de feu, si fort et assurée dans ces objectifs. Elle est devenue enviable pour la Skye qui, malgré son grade, n’a jamais cessé de douter. Alors c’est peut-être pour cela qu’aujourd’hui elle apparaît si facilement comme la chasseresse, vengeresse, qui à elle seule pourrait en effet terrasser toustes les inkumbolis menaçant la cité.

« Non, non bien sûr que tu n’es pas seule dans ce cas. Je crois que cette tension latente brouille notre jugement, et que Cornelius est quelque peu désorienté lui aussi… maladroit. Hein ? ». Car oui, comme la plus jeune le souligne, la discrétion du singe laisse à désirer ; mais iels sont toustes sur une île qui semble déserte, alors quel meilleur endroit pour se laisser aller à quelques maladresses.
Skye se met à sourire puis suivre Jana quand elle le demande, Cees boudant sur son dos de s’être fait taper sur le bout des doigts. L’avancée dans la forêt la force à lever ses yeux vers le ciel, découvrir la canopée si différente des forêts qui bordent Cittàgazze. Le regard planté sur le sol pour esquiver les divers pièges, les mains maladroitement posées çà et là pour garder son équilibre, Skye cherche ses mots. « Hum, non, non pas vraiment. Rien d’inquiétant vraiment, je crois que c’est moi qui me bloque un peu sur ça. J’ai toujours du mal à savoir si ce village est allié ou ennemi… J’ai cru comprendre qu’il y a eu des assassinats… de la peur, principalement. ». Cette bonne vieille crainte de l’Autre, avec son grand A. En relevant la tête pour regarder Jana qui annonce qu’elle ne chasse que du gibier, Skye ne peut s’empêcher de se sentir rassurée. Ce n’est pas tant la menace des Analogues qui la perturbe que l’idée que sa sœur se mette en danger.

Alors que le couteau est tendu presque dans ses mains, le singe boudeur se redresse. « Pfeu ! Non mais euh, c’est bon, on a tout ce qu’il faut hein ! C’est pas parce qu’on fait des bêtises qu’on n’est pas préparé·e·s. », et il sort du sac un couteau d’ivoire qu’il agit compulsivement avec fierté. « Ne l’écoute pas. Mais merci, ça va aller. Skye marque un petit temps de pause, comme si elle avait entendu quelque chose. Oh c’est un livre que tu cherches ?... Tu sais, c’est un peu ma spécialité les livres. Je peux être plus utile que tu ne le pense. ». Sourire mutin aux lèvres, dans un pas assuré, Skye passe devant sa sœur et déblaie le chemin avec fierté. C’est quand elle lance un grand coup de couteau pour couper des feuillages qu’elle réalise que droit devant elle, ce ne sont pas les brindilles qu’un cocotier, mais les longs poils drus d’une bête non-identifiée. Un cri s’échappe de ses lèvres, la surprise la faisant tomber en arrière, et elle tend son arme droit devant elle dans un réflexe à la fois absurde et pourtant d’une assez bonne défense. La bête, cependant, bien plus terrifiée qu’on ne pourrait le croire en raison de sa taille, lâche un grognement à son tour et s’empresse de faire demi-tour en fuyant. Cees est tombé au sol, s’est réfugié derrière un buisson, duquel il distingue tout juste Pip à qui il fait quelques gestes pour que le blaireau vienne le chercher, qu’il puisse grimper sur son dos et s’éviter ainsi toutes les frayeurs de la vie en pleine nature qu’il détestait plus que tout.

« Oh mon dieu mais qu’est-ce c’était ?! ». Définitivement pas un simple livre. Le souffle coupé, le coeur battant, la toge sale, pleine de boue… La Pandémonique commençait lentement à voir le travail de sa soeur comme une véritable activité en tant que telle, et non pas comme un passe-temps problématique qui avait pour seul but de l’aider à gérer cette inépuisable frustration qui coulait dans les veines Eirhart.