Les jours se sont écoulés dans la crainte que tout se rejoue, dans les cauchemars les nuits, dans les regards inquiets le jour. Les solmènes ne sont pas revenu·es te chercher. Un calme étrange a rythmé tes jours, menaçant sans cesse de se briser. Tu as continué de dispenser tes cours à l’Università, d’observer le ciel à l’observatoire, mais tu n’es pas retourné·e voir la Grande Prêtresse. Fort heureusement, elle ne t’a pas non plus fait mander, sans quoi tu aurais été obligé·e de répondre à ses désirs et rompre le pacte implicite scellé dans le sang avec les alchimistes qui t’ont agressé·e. Tu hésites chaque jour à disparaître, cesser toutes tes activités et aller te terrer quelque part dans la Ville Basse, où on ne te retrouvera jamais. Mais une part de toi, sorte de sursaut de courage qu’on ne te soupçonnerait pas, se raccroche encore à cette vie que tu as mis tant de temps à reconquérir après la mort de Nomane et Lou.

Il est tôt ce matin-là, le soleil est à peine levé. Tu profites de ces derniers instants où les âmes sont encore endormies pour te glisser dans les jardins botaniques en espérant ne croiser personne ; tu veux être seul·e. Des jardinier·ères sont pourtant déjà en train de travailler la terre, de si bon matin. Tu parcoures les parterres à la recherche des herbes médicinales, dont tu es venu·e prélever quelques spécimens pour réaliser tes onguents. Ta blessure est désormais presque cicatrisée, mais tu continues les soins pour en faire disparaître toute trace, tout souvenir. Tu veux tout oublier. Et puis, tu as toujours peur de retrouver Azur en morceaux à la Nef des fous, tu te prépares à toute éventualité pour le soigner.

Tu flânes sans vraiment te presser, jusqu’à ce qu’une silhouette – trop – familière ne se dessine derrière des arbres fruitiers aux feuilles tout juste écloses. « Hyacinth ? » La surprise est réelle. Tu ne pensais pas croiser le sorcier, encore moins ici. Tu saisis l’occasion pour te rapprocher, jaugeant avec prudence s’il a besoin d’être seul ou s’il accepte ta présence, comme on approche un animal sauvage. Le tisserand n’est pas tout à fait éloigné de cette description. « Je ne pensais pas te croiser ici. » tu avoues, mais la surprise est sans doute réciproque. Tu hésites avant d’ajouter : « Je… Merci, pour l’autre jour. » Tu veux être seul·e, sauf quand la présence de Hyacinth est en jeu.

Le sommeil a fui en pleine nuit, ne laissant à Hyacinth que cette impression d'une roue qui tourne encore et encore dans le vide, peu importe comment il accélère ou ralentit. L'insomnie le frappe de manière plus ou moins cyclique, s'invite dans les ombres et lui serre la gorge jusqu'à ce qu'il s'éveille et ne soit plus autorisé à retrouver la quiétude des rêves et des fantasmes. Alors cette nuit, après avoir enfilé des vêtements et avalé un morceau, c'est le calme et le silence qu'il a décidé d'aller chercher ; dans ces heures où il sait que personne ne saurait le déranger et le tirer de ses interminables cogitations.

Ses pas le guident par instinct dans les jardins botaniques, où il s'égare dans ses errances, comme pour y retrouver et y frôler ses souvenirs du bout des doigts. Il voit dans chaque feuille la Nature qui reprend ses droits, qui pulse pour prouver comme elle est plus forte que tout le reste et que seul·e·s Dagda ou Lugh observent, jugent et exécutent. Hyacinth s'avance et s'assoit sous les arbres, termine sa nuit les paupières closes sans que le sommeil ne revienne, mais sous le bruit du vent qui se glisse entre les brins d'herbe et chante. Après de longues minutes devenues heures il se lève pour se préparer à continuer sa balade, tend le bras pour caresser du bout de ses doigts les branches, et frissonne alors que son nom s'élève.

Le mouvement de tête qui se retourne vers la voix est lent ; Hyacinth est ailleurs, dans son enfance, dans ses croyances. Oublié dans cette autre vie qui lui semble si loin. La main glissant sur le tronc de l'arbre à ses côtés, il sourit en découvrant Nobu. « Tu n'es pas vraiment la personne que je m'attendais à trouver non plus. ». Puis il expire. Sent les messages des déités gaëliques à travers les brises et les murmures, sent l'apaisement qui coule dans ses veines lorsqu'iels sont autour de lui. La pulsion aussi, qui lui donne envie que Nobu reste, là, dans ces moments inhabituels où la colère disparaît. « Tu n'a pas à me remercier. J'allais faire un tour dans le reste des jardins, tu m'accompagnes ? Un sourire, soudain, à la fois joueur et nouveau. Je suis sûr qu'il y a mille choses que je peux te faire découvrir au milieu de toutes ces plantes... ». Puis un clin d'oeil, gonflé de sous entendus, alors que Hyacinth plonge ses deux mains dans ses poches et fait quelques pas à reculons en direction des rizières, comme pour attirer Nobu dans ses filets de légendes et de mythes qui n'ont plus aucuns servant·e·s pour les honorer.

Tu n’as pas à me remercier. Tu crois au contraire que tu lui dois tout. Sauvetage, vengeance. Tu lui dois tout, mais tu ne réponds rien, te contentant de détourner les yeux. Ce geste semble si simple et désintéressé pour Hyacinth, alors qu’il est tout le contraire pour toi : profond et inconditionnel. Te sauver, encore et toujours, de cette vie que tu n’arrives pas à vivre vraiment, de cette existence en suspens que tu passes ton temps à tuer – ou à être tué·e. Tu voudrais qu’il puisse entendre toute la reconnaissance, toute la déférence que tu éprouves envers lui, alors même que toute une part de ton être le déteste et voudrait le voir souffrir au centuple ce qu’il t’inflige parfois, quand il ne lui prend pas la lubie de te sauver la vie. Ta gratitude n’aura sans doute jamais d’emprise sur lui ; elle ne l’intéresse pas. Il n’a pas besoin de toi. Mais en a-t-il envie ? C’est la question qui te bute, alors que chaque jour qui passe te hurle que tu ne sais plus comment vivre sans lui. Que tu le détestes sans le haïr, que le tourment qu’il t’inflige n’est pas seulement de douleur mais aussi, et surtout, d’incompréhension.

Il t’invite à l’accompagner dans ce qui semble être une déambulation, et tu es tout d’abord surpris·e ; tu ne comprends pas ce que Hyacinth est venu faire ici, et pourtant il semble étonnamment apaisé, arraché à cette colère qui est pourtant gravée dans la pierre de son cœur. « J’allais faire un tour aussi. » tu réponds avant de le rejoindre, dissimulant ta joie de pouvoir l’accompagner un peu. Tu échappes un sourire complice à ses mots, lourds de sens cachés, avant que vous ne preniez la direction des rizières ; ce qui te surprend à nouveau de sa part, chercher le réconfort du lieu le plus calme des jardins botaniques. Pourquoi ce soudain besoin de tranquillité ? « Pourquoi un Hyacinth vient-il se dérober à l’aube dans les jardins botaniques ? » tu demandes en lui coulant un regard intrigué. Tu es persuadé·e qu’il ne s’agit pas juste d’une simple déambulation. Sur votre chemin, vous croisez un·e jardinier·ère qui semble bien en peine avec un plant de mandragore. « Attends. » tu intimes au tisserand, avant de te venir jauger la situation. Tu t’approches pour lui venir en aide, et avec ta force de sorcier·ère, la plante se trouve déterrée en un rien de temps. Lae jardinier·ère te remercie plusieurs fois, et Hyacinth et toi reprenez votre route tranquille jusqu’aux rizières.

L'aube se faufile doucement entre les branches des arbres, frôle les herbes et les fleurs de ses caresses et de sa lumière. Elle réchauffe le dos de Hyacinth qui est face à Nobu, revêt un sourire tendre comme il ne lui en a jamais vraiment offert. Car dans ce moment-là, dans ce lieu, avec ces petits riens autour de lui qui annihilent sa rage, Hyacinth est quelqu'un d'autre. Il se retourne pour commencer son chemin, silencieux, et observe tout autour de lui avec les yeux de réconfort. Comme s'il connaissait l'endroit par cœur, qu'il le rappelait à des souvenirs agréables de toute une vie, alors pourtant qu'un·e intrus·e s'immisce dans sa marche. Mais l'intrus·e n'est visiblement pas si dérangeant·e, puisque le sourire demeure tout comme l'apaisement. Pour une fois, en regardant Nobu, il n'y a ni rage ni frustration ; il retrouverait presque les moments de leur rencontre sur Terre, alors qu'iels étaient entouré·e·s de poètes·ses et d'artistes, bercé·e·s d'illusion et d'envie de vivre.

Mais Hyacinth rit à en montrer ses dents. « Ah ! Pourquoi, en effet, quelqu'un qui n'est que violence trouverait le calme de ces jardins apaisant, hm. Ca manque de rage et de sang dans les allées... ». Puis, attends, patiemment comme demandé Hyacinth s'immobilise, regarde Nobu aider lae jardinier·ère qui en avait besoin. Lorsque lae Solmène revient, il bombe le torse dans une inspiration. « Si serviable. Peut-être bien qu'on ignore encore des choses, l'un·e sur l'autre. Iels reprennent leur marche, lentement, traînant le pas jusqu'à arriver autour d'un étang. Je ne t'ai jamais trop parlé de mon clan, de mes origines, mais c'est ce qui explique que je me sente bien dans ce genre d'endroit et que j'y retourne, parfois. ». Hyacinth s'arrête de marcher, alors que quelques canards commencent à arriver autour d'elleux. Il a les poches vides, mais un sureau se trouve à proximité et le sorcier s'approche pour aller arracher quelques branches et les jeter aux bêtes, qui se précipitent pour dévorer les feuilles, loin d'elleux.

Il attrape alors Nobu par son vêtement, et l'amène jusqu'à lui, dans une attitude bizarrement protectrice. « Viens, on s'en va avant qu'ils nous en veuillent, le sureau est pas connu pour être un très bon arbre. Si tu donnes de l'importance aux vieilles histoires... Tiens, toi qui me demandais en quoi je croyais, mis à part le chaos, hm ? Ce genre de trucs. Je crois que l'apocalypse arrive car l'être humain a trop longuement abusé de la Nature, qu'on l'a détournée, et qu'elle se retourne donc forcément contre nous. ». Lentement, Hyacinth glisse une main contre le dos de Nobu et lae pousse en avant, loin des canards, loin de l'aurore et de l'œil de la Morrígan qui s'éveille et amène la guerre avec elle. Iels font ainsi quelques pas de plus puis Hyacinth ralentit, retire sa main. « Je ne crois pas en tout... il y a beaucoup de superstitions. De déités, aussi, que je ne prie pas forcément. Mais j'ai grandi avec la connaissance de certaines plantes et ce qu'on raconte à leur sujet ; comme les primevères plantées au pied de ma porte, à l'atelier, qui attire les fées et sont là pour bénir le lieu et celleux qui y viennent. Alors ce jardin m'apaise, et je me sens relaxé, ici. Il marque une pause, claque sa langue contre son palais, puis ajoute, à moitié moqueur. Mais je sais que tu ne m'aimes que quand je suis en colère. T'inquiète pas, c'est toujours là quelque part. Piétine la mauvaise fleur et je te tuerais. ». Dernière phrase murmurée dans l'oreille, alors qu'il se rapproche de Nobu dans un mouvement furtif, et s'éloigne aussitôt pour reprendre le chemin de leur balade. Hors du temps, loin de qui iels sont normalement, comme si cette interlude n'était qu'un simple rêve.

T’échappes un rire un peu cynique lorsque Hyacinth constate ironiquement que les allées calmes et silencieuses des jardins botaniques manquent de sang et de violence. Tu te doutais que le tisserand n’avait pas une personnalité monolithique qui se résumerait à la colère et la détestation du monde entier. Mais de là à l’imaginer déambulant dans les jardins botaniques à l’aube, en quête de la simple tranquillité des arbres fruitiers et des herbes médicinales, tu n’aurais jamais pu t’en douter. Tu pensais que sa seule quiétude était celle de son atelier – quand un·e ou autre amant·e n’est pas là pour s’incruster – et de ses créations. Mais tu avais tort, et le nouveau Hyacinth qui t’apparaît t’intrigue. « Peut-être bien oui. » tu réponds sans le regarder. En fait, tu en es certain·e. Vous avez beau vous connaître depuis des décennies, avoir vécu le pire comme le meilleur, tu as parfois la sensation que vous ne vous connaissez pas tant que ça. Il t’a vu mourir et jouir, mais toi, tu ne l’as jamais connu qu’endeuillé.

Ce dont tu ignores tout notamment, ce sont ses origines, qu’il te dévoile à demi alors qu’un petit groupe de canards vient se presser contre vos jambes. Tu lèves un pied, puis l’autre, essayant de les esquiver, jusqu’à ce que Hyacinth leur jette une branche de sureau et qu’ils se précipitent sur elle. Le tisserand t’attire à lui et d’une main dans ton dos, il te pousse loin des canards. Il te parle de vieilles superstitions, alors que vous reprenez votre marche en direction des rizières, et tu l’écoutes avec plus d’attention que tu ne l’avouerais. « Tu penses que l’effondrement pourrait être une conséquence de la destruction de la nature ? » tu demandes, intrigué·e par ses paroles et ces croyances que tu ne soupçonnais qu’à demi. « Après tout, on s’en est bien rendu·es compte sur Terre. » La dégradation des sols, des forêts, des mers. L’exploitation intensive des ressources naturelles, de la faune et de la flore. La disparition des espèces et les catastrophes environnementales.

« Tu pries certaines de ces déités ? » tu demandes, sincèrement curieux·se, sans aucun jugement dans la voix. Tu ne pensais pas que Hyacinth crût en quoi que ce soit, si ce n’est cette Apocalypse qu’il appelle de ses vœux. « Non, je crois que j’aime ce Hyacinth-là aussi. » tu avoues, presque pour toi-même – quoique tu meurs d’envie de venir écraser une petite pâquerette qui poussait là, juste pour le voir enrager et rire un peu, mais tu te retiens. « Parle-moi de ton clan. » tu demandes en reportant ton attention sur lui, alors que vous dépassez des parterres de fraisiers et d’ails des ours.

Il y a quelque chose dans ces jardins qui appellent au calme et à la sérénité. Des couleurs, des brises légères, des odeurs. Celle, boisé, d’une sorte de bois de santal qui chatouille les narines, elle est veloutée et sensuelle, elle réveille en Hyacinth des souvenirs d’une sorte d’animalité et de colère, toujours sous-jacente. Les yeux fermés, il écoute Nobu et hoche la tête instinctivement : « Tout est lié à la Nature, le début comme la fin. Les rencontres, les disparitions… alors pourquoi pas celles des mondes ? Puis il tourne tendrement la tête vers lae Solmène. Y’a beaucoup de chaos dans tout ça et bien peu d’espoir, ça ressemble quand même franchement à une punition, tu n’es pas d’accord ? ». Les sourcils haussés, Hyacinth regarde Nobu avec cet air à la fois lointain et dépité, cette envie de ne rien laisser passer : puisqu’iels vont toustes disparaître bientôt, il faut profiter de chaque seconde et ne rien piétiner, ne rien perdre.

En s’avançant, iels se retrouvent proche d’un point d’eau, et le sorcier s’en rapproche lentement puis s’accroupit pour venir y cueillir quelques algues. Juste derrière, Nobu enchaîne ses questions dans une douceur et une curiosité sincère qui vient faire tiquer Hyacinth. Il secoue sa tête dans un étrange frisson, de ceux qui s’éveillent lorsque la peur devient maîtresse de nos gestes ; la peur, ici, de parler de lui, de l’avant, du passé. Alors il se contente de faire vibrer sa langue contre son palais dans de petits claquements, et alors qu’il se relève, il se retourne et s’avance vers Nobu. « Tss tss tss, c’est une question très intime, ça. Est-ce que je te demande moi ce que tu fais comme rituels quand tu pries ton Dieu-Serpent ? ». Tout contre ellui, alors que des pollens s’envolent entre elleux et viennent se coller aux joues de lae dragonologue, Hyacinth y effleure son doigt et secoue la tête de droite à gauche. « Plus maintenant, je le faisais, avant. Mais c’est devenu très rare. Ca peut arriver, parfois. Quand… ». Quand j’oublie que j’ai quelque peu enterré ma foi avec Elle. Mais il se tait. Laisse la phrase se terminer dans le silence et étire ses lèvres dans un sourire mutin. « Moi je crois plutôt que tu poses ces questions pour réveiller le Hyacinth en colère, il te manque, avoue. ». Et une petite tape sur ses joues, celle de droite puis celle de gauche, vient ponctuer l’échange ; l’Absent n’a pas cessé de regarder les lèvres devant lui avec des yeux languides et transis d’une envie de les dévorer.

Les yeux roulent, s’exaspèrent. « Pourquoi… Pourquoi tu me demandes tout ça, là, alors que tu t’y es jamais intéressé·e ? ». Pourquoi tu t’intéresses à mon passé brisé ? Car l’envie, si elle existe au fond de cette âme fissurée, de partager certaines choses se trouve étranglée sous celle mille fois plus forte de maintenir le déni, le secret et le silence. Fuir les rites et les coutumes, ne garder que des bribes par moments qui s’éveillent et offrent un peu de sens à l’impossible et l’improbable. Rappellent, tout juste, que dans la fatalité il y a aussi une graine écrasée qui peut germer pour offrir quelque chose d’autre, de neuf et d’ancien à la fois. Mais loin de la réalité, loin des faits, où seul l’inévitable est roi. « C’est un clan immense, duquel viennent toutes les légendes gaéliques. Y’a rien de plus à dire, vraiment. J’aurais pas dû commencer avec mes histoires… Regarde-toi. Et il s’approche, plus encore, dépose ses mains sur les hanches de Nobu, glisse un peu de chair contre la sienne à travers les tissus qu’il soulève ; dépose un baiser dans son cou. Car il n’a comme réflexe que ses gestes lascifs et érotiques pour venir attirer l’attention ailleurs, dans un monde qu’il maîtrise et contrôle bien mieux que celui de sa foi fragile. Tu es complètement dingue de moi. ».

Tu hoches la tête aux remarques de Hyacinth sur la disparition, la punition, l’effondrement. Sur Terre, la fin des mondes avait été annoncée de façon plutôt lugubre – et pourtant criante – par la destruction de la nature. Ton clan a toi n’a jamais eu comme préoccupation première la recherche d’un équilibre avec cet autre monde silencieux, la nature et ses discrets secrets, même si votre engeance sorcière ne vous a pas dispensé de certaines affinités. Ces préoccupations n’étaient pas aussi fortes pour vous qu’elles ne le sont pour Hyacinth et son clan. Ta question fait tiquer un peu le tisserand, qui se renferme à nouveau, laissant ses explications en suspens, comme si quelque chose en lui tirait sur une corde invisible pour le faire taire. Tu ignorais qu’il priât. Tes rituels à toi ne sont pas vraiment un secret, mais tu ne dis rien ; Hyacinth ne te pose pas vraiment la question. Tu égares un sourire à la fois amusé et triste lorsque le tisserand remarque que tu cherches à éveiller le Hyacinth en colère, comme s’il parlait de quelqu’un d’autre, une entité à part entière. Petites tapes sur tes joues, qui te font un peu frissonner. À sa remarque, tu échappes un petite rire, ni moqueur ni désinvolte. « Si j’avais voulu le réveiller, ce serait fait depuis longtemps. » En fait, ta simple impertinence suffit d’ordinaire à l’éveiller. Il y a aussi des moyens plus insidieux, mais terriblement plus bâtards. Oui, au fond de toi, tu sais sans te l’avouer qu’il te manque, le Hyacinth en colère, toujours. Parce qu’auprès de lui, les plus infimes moments de tendresse se parent d’une aura de miracle, comme si tu étais autorisé à franchir une ligne invisible, comme si tu étais spécial à ses yeux. Douce illusion. Et puis, tu t’es amouraché de sa violence, de sa façon de te faire plier, de te faire du mal pour mieux te rafistoler ensuite. Toutefois, cette étrange rencontre avec ce nouveau Hyacinth ne te laisse pas non plus indifférent.

Le tisserand semble passablement exaspéré par ta façon de venir fouiner dans son passé. « Parce que l’autre Hyacinth ne m’aurait jamais laissé poser ces questions. » tu réponds à voix basse, presque pour toi-même, sans le regarder. Ça n’est pas que tu ne t’y es jamais intéressé·e. Tu as toujours été terriblement curieux·se d’en savoir davantage sur la vie de Hyacinth, avant comme après votre rencontre. Mais l’avant ne se raconte pas – avant la mort de sa femme. Le tisserand n’en parle jamais, et le simple prénom de Dana sur tes lèvres suffit à le faire enrager. Il te dit qu’il te déteste. Alors tu ne poses pas de questions, parce que ses je te déteste, ils restent gravés en toi, ils pourrissent, ils empoisonnent tout. Toi non plus, tu ne livres pas grand-chose de ta vie d’avant, mais Hyacinth connaît déjà l’essentiel. Nomane et Lou. Votre relation s’est construite sur des silences, des non-dits, des souffrances tues, mais les silences sont parfois plus expressifs que les plus détaillées des histoires.

Il ne répond à ta question qu’à demi, évasif. À la place, évidente fuite en avant, le tisserand se rapproche, dépose ses mains sur tes hanches, s’aventurant doucement sous ton haut, avant d’embrasser ton cou. Tu fermes les yeux, savoures cette parenthèse inespérée dans le cours des choses, tes mains s’invitant à leur tour sur les hanches de Hyacinth pour rapprocher un peu vos deux corps. Tu crèves de le savoir là, si près, si tendre, transi·e par le désir d’étirer cet instant dans l’espace-temps. Sa remarque est comme une gifle. Tu rougis, détournes les yeux, tes mains retombent. Cette tension, elle est insupportable. T’en peux plus, de ne pas savoir, de ne pas comprendre. Cette électricité quand il embrasse ton cou, cette avidité qui se réveille en toi quand ses mains s’agrippent à tes hanches. Tu le désires, certes, et dès qu’il te touche tu te sens partir, mais tu ne sais pas où foutre le reste. Les sentiments qui persistent quand s’épuise la pure passion des corps. Cet insatiable besoin de présence, la sienne. Le désespoir de ne pas être à lui. Hyacinth en rit, se joue de toi ; toi, tu n’y arrives pas, pas entièrement. Il y a cette tristesse fichée dans ton corps de savoir qu’au fond, tu n’es pas grand-chose pour lui, un amant parmi tous·tes les autres. Pas comme Andréas. Ton cœur se serre un peu.

Tu ne réponds rien, te contentant de suivre Hyacinth à nouveau. Lorsque celui-ci s’aventure sur de petites planches en bois pour passer d’un parterre de plantes aquatiques à un autre, tu es pris·e d’une hésitation. « T’es vraiment sûr que tu veux aller par-là ? » Mais le voyant s’éloigner, tu t’aventures finalement sur les planches, les jambes mal assurées, vacillantes. Tu presses un peu le pas pour le rattraper, mais tu n’as jamais rien eu d’un·e équilibriste, et tu glisses sur le bois humide. Tu n’as pas le temps de te rattraper à Hyacinth que tu finis à genoux dans l’eau du parterre, très peu profonde mais suffisamment pour avoir salopé toutes tes fringues. « Putain… » tu jures, et un courant d’air un peu brutal vient faire frémir la cime des arbres des jardins, avant de s’estomper. Tu soupires, te relèves en constatant les dégâts. Tu entends déjà le rire de Hyacinth, mais étrangement, cette fois-ci, sa moquerie ne te paraît pas grinçante et satirique comme elle l’est le plus souvent. Il semble simplement amusé, d’une façon tout à fait apaisée, et le voir comme ça, finalement, n’est pas si désagréable.

J’aurais voulu le réveiller, ce serait fait depuis longtemps. C’est vrai. Nobu a ce talent de pousser Hyacinth toujours un peu plus, jusqu’à frôler puis lentement dépasser les limites. Ses limites. Et le rire moqueur qui se pare sur les lèvres de lae Solmène fait juste ça, tire sur cette bordure quelque peu élastique de la patience du sorcier. Elle gratte, tend jusqu’aux muscles et à l’envie de mordre ou de faire saigner. Nobu le sait et en joue, Nobu appuie juste là où la douleur s’éveille si peu qu’elle attire l’attention sans trop faire de mal ; se mélange à l’agréable. Et ce sourire, toujours, plus assassin presque qu’une balle en plein cœur.

Alors Hyacinth joue à son tour et constate qu’il peut être capable de reprendre les rennes, car lae dragonologue devant lui chancelle. Il suffit de venir frôler sa peau pour qu’iel ne perde, et si au passage le zutique peut grappiller un peu de chaleur, d’amour vache, de crocs et de griffes au milieu de caresses brûlantes, il ne peut que s’en délecter un peu plus : quoi de plus agréable que ses joues qui rougissent sous la pulpe de ses doigts qui viennent les cueillir, alors qu’une seconde plus tôt iel faisait l’impertinent·e ? Car Hyacinth ne cesse de jouer l'indifférence, de poster le costume du Dom Juan à la collection interminable de conquêtes et de désirs ; mais dans le fond, bien qu’il y ait quelques âmes qui le provoquent ainsi, lui apportent rêves et plaisirs, font tourner sa tête… il n’y en a qu’une vers laquelle il revient avec cette soif qui en demande encore et en corps.

Hyacinth finit par se détacher de Nobu, s’éloigner en lui riant quelque peu au nez pour continuer leur marche. Iels recroisent lae jardinier·ère qui a de nouveau besoin d’aide pour une mandragore ; alors que Hyacinth lae rejoint en pestant qu’iel devrait se trouver un·e binôme qui travaille réellement aux jardins plutôt que de demander de l’aide à celleux qui ne font que se promener, il entend Nobu, au loin. Quelques mots qu’il ignore joyeusement, dont il se moque presque, un bruit sourd, et un bruit beaucoup plus fluide. En se retournant, la mandragore entre les doigts qu’il tend à l’employé·e, Hyacinth découvre Nobu à genoux dans l’eau et ne peut retenir le rire éclatant et convulsif qui le saisit et le fait se plier en deux. Puis, sans vraiment réfléchir ni aux conséquences ni à quoique ce soit d’autres, le sorcier lâche la plante après avoir accepté la récompenses dûment gagnée, et rejoint Nobu dans l’eau en pénétrant de ses deux pieds dans la marre, se moquant parfaitement de tremper ses chaussures et tout le reste. Il vient saisir ses mains pour finir de l’aider à se relever. « C’est ce que je te disais. T’es capable de n’importe quoi pour attirer mon attention… Mais il faut arrêter maintenant Nobu, hein, t’as déjà fini dans ma douche une fois avec mes vêtements sur le dos. Alors stop, arrête de te chercher des excuses pour ôter ton pantalon devant moi, et tomber à genoux. Je te dirais jamais “Je le veux”, tu le sais. ».

Elle est là, la limite. Sa limite. Dans un sourire stupide sur le visage, tandis qu’il pousse les épaules solmènes jusqu’au ponton à nouveau, lae force à reprendre le chemin et avancer. Se tenant derrière ellui, une main frôlant ses hanches, Hyacinth lae guide pour continuer leur marche, les sourcils froncés et inquiets de l’affection qui le gagne comme si elle n’était qu’une menace plus sale encore que les mollets plein de vase de Nobu.

Une sorte d’électricité trace un trait entre vous, vaine et pourtant terriblement vive. Quelque chose d’un brouillard dans lequel on se jette sans savoir de quoi sera fait la reverdie. Il y a un vertige, juste ce qu’il faut pour te donner un haut-le-cœur, juste ce qu’il faut pour entrapercevoir la chute, sans pourtant jamais chanceler. Tu détestes ça, cet impalpable, ces non-dits, cette indifférence. Tu détestes ne pas comprendre, ne pas contrôler, être prisonnier·ère d’un simple regard. Et pourtant ça te grise, cette impression d’être ligoté·e quand il s’approche de toi, cette sensation de heurter un mur dans ton dos et de ne pas pouvoir t’enfuir. Tu es perdu·e dans l’empire de tes sentiments et de tout ce que le tisserand provoque de violent et de contradictoire en toi. Ce nouveau Hyacinth, serein et joueur, multiplie toutes ces choses au centuple. Tu as l’impression d’étouffer, quand il est près, trop près de toi. Et tu sais qu’il en joue, qu’il aime être le maître de la danse, choisir quels sentiments tu peux ou dois éprouver, faire s’effondrer tes barrières – en as-tu seulement avec lui ? Même si tu ne te l’avoues pas, par fierté, par orgueil, tu aimes t’abandonner à ses ficelles invisibles. Comme tu aimes le provoquer et en payer le prix. Ambigu n’a jamais été un mot si adéquat. Déséquilibré, aussi.

Mais tu ne penses pas vraiment à toutes ces choses quand tu bascules dans le bassin. Tu jures, à moitié dans l’eau, à genoux dans la vase, jetant des coups d’œil pour constater l’ampleur des dégâts avec un soupir de résignation. Il ne manquait plus que ça. Le rire de Hyacinth fait éclater le silence des jardins, si frénétique qu’il en vient à t’arracher un sourire. Le tisserand te rejoint bientôt dans la mare et te tend la main pour t’aider à te relever, main que tu saisis sans te faire prier. « C’est ça, marre-toi. » tu lances, plus amusé·e que vraiment dépité·e, dissimulant ce que ses mots viennent bousculer en toi. Tu n’as pas vraiment besoin d’excuses pour enlever ton pantalon devant lui mais tu te gardes de le faire remarquer. Tu sens confusément que cette histoire de douche te collera longtemps au corps, et en vérité, malgré les accablantes circonstances, le souvenir n’est pas désagréable dans ton esprit. Hyacinth nettoyant du sang séché un peu partout sur ton corps a quelque chose de surprenamment tendre dans ta mémoire. « C’est pas trop mon genre non plus, je préfère me mettre à genoux pour d’autres choses. » tu remarques à ses derniers mots, sans chercher une seule seconde à cacher les sous-entendus dans ta phrase. Oh, dans ces moments-là, être à genoux devant lui, ça te convient très bien.

Vous regagnez les pontons, sur lesquels vous progressez en équilibristes, flirtant avec les eaux dormantes des bassins, mais cette fois-ci, tu fais bien attention à te tenir à Hyacinth, pas vraiment pour garder l’équilibre mais pour être bien certain·e que si tu tombes, il tombera avec toi. « C’était pas une bonne idée, de passer par ici. » tu remarques en serrant les dents, le regard aspiré par tes pieds vacillant sur les planches de bois. Tu te demandes comment les jardinier·ères font pour conserver leur flegme dans ce genre de moments. À cette heure, iels sont cela dit peu nombreux·ses dans les bassins. Hyacinth ne semble pas non plus très perturbé par cette situation. Tu n’as jamais eu un très grand sens de l’équilibre, ni une très bonne proprioception. Raison pour laquelle – à nouveau – tu glisses sur l’une des planches vaseuses pour tomber cette fois-ci, non pas dans l’eau, mais sur Hyacinth derrière toi. Tu t’agrippes au bras qui te retient, cherches à retrouver ton équilibre, et par miracle vous restez émergé·es.

réussiteAnnule un échec aux dés.