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Tu t’es assoupie. La tête sur un livre entrouvert, tu dors au beau milieu des étagères de la Bibliothèque des Quatre Mondes. Voilà des semaines que les insomnies te bouffent toutes tes nuits. Tu sais par quoi – ou plutôt par qui – elles sont causées, mais tu n’arrives pas à lutter contre, tu n’arrives pas à t’en défaire, prisonnière de ta tristesse et de tes deuils. Tu étais en train de lire un livre de mythologie punique pour tenter de comprendre le calendrier carthaginois de la Chambre inversée. Tu as déjà passé des mois sur l’étude de cette chambre et de ses secrets, mais tu n'as réussi à faire le jour que sur des détails, de petits indices en apparence insignifiants. Tu es en train d’apprendre le punique, parmi les multitudes de langues mortes que tu connais, mais le déchiffrage est encore ardu. Tu dormais paisiblement, grapillant quelques minutes de sommeil, lorsqu’un étrange remue-ménage te tire de ta léthargie. Tu ouvres les yeux, relèves la tête pour découvrir finalement à quelques rangées de bibliothèques de toi un spectacle pour le moins étonnant.

Accrochée à plusieurs mètres du sol à une étagère, une jeune femme semble tenter d’escalader les rayons. « Qu’est-ce que– » Les mots ne viennent pas, tant la situation te semble totalement invraisemblable. Tu gardes les yeux rivés sur l’inconnue, la bouche entrouverte dans une expression de parfaite stupeur, sans savoir comment agir, réagir. Tu n’avais jamais vu pareille effronterie auparavant, encore moins dans la Bibliothèque des Quatre Mondes. Mais étrangement, cette audace enfantine et impromptue ne soulève en toi aucun accès de colère. Au contraire, c’est un sourire amusé qui gagne discrètement tes lèvres. Fort heureusement, personne n’est pas pour voir cet étonnant spectacle, sans quoi l’inconnue aurait déjà été jetée hors de la bibliothèque avec violence et fracas. Comment seulement est-elle parvenue à entrer ? Tu n'avais jusqu’alors jamais vu son visage. Tu soupçonnes soit une étudiante de l’Università aux manières douteuses… soit quelqu’une en possession d’un objet qui ne devrait pas être entre ses mains. Tu penches plutôt pour la seconde option, et une inquiétude sourde se fraye un chemin dans ton ventre, sans pourtant éteindre ton sourire. Il faudra que tu mettes au clair cette histoire de clés qui se promènent dans la nature et échouent entre de mauvaises mains.

L’inconnue te demande de l’aider à lui faire la courte-échelle, et cette fois-ci c’est un éclat de rire qui t’échappe. Pas moqueur ni scandalisé, mais sincèrement amusé. « Je vais vous aider. » tu déclares, tout en saisissant une échelle sur une autre bibliothèque pour la porter jusqu’à celle qu’escalade l’imposteure. Tu la cales près d’elle pour qu’elle puisse s’en saisir et grimper à sa guise. « Ce sera plus simple comme ça. » Tu ne détournes pas les yeux de cette surprenante rencontre, fasciné par cette situation improbable, gravant le souvenir de cette audace dans ton esprit pour raconter cette histoire à Skye une fois que tu seras de retour à la Cattedrale. Tu ne mesures pas non plus très bien le danger que représente cette situation. Après tout, l’inconnue pourrait tout à fait être une voleuse venue dérober des ouvrages précieux, ou une artificière décidée à poser des explosifs parmi les livres, ou tout autre sorte de criminelle. Mais la situation est si atterrante que ce ne sont pas les desseins que tu lui imagines le plus spontanément. « Qu’est-ce que vous cherchez là-haut ? » tu finis par demander, le menton toujours levé vers l’excentrique et ses cabrioles. Et après un silence, tu ajoutes : « Qui êtes-vous, au juste ? »

Tu apposes l’échelle contre l’étagère pour venir en aide à la jeune personne qui tente d’escalader toute seule l’entièreté du rayonnage – rayonnage qui s’élance pourtant jusqu’au plafond de la bibliothèque, c’est-à-dire à plusieurs mètres du sol. Tu es un peu inquiète à l’idée que l’inconnue tombe et se casse quelque chose ; et en même temps, elle semble parfaitement à l’aise à escalader l’étagère comme si elle avait fait ça toute sa vie. Elle accepte pourtant l’échelle et continue de grimper pour atteindre les livres les plus hauts, te taclant au passage d’un c’est moins drôle comme ça qui t’arrache un éclat de rire. « En effet, mais si vous vous cassez quelque chose, ce ne sera plus drôle du tout, je présume. » Ta voix n’est ni autoritaire ni accusatrice, au contraire, on peut y déceler de l’amusement et de la curiosité – tu es presque attendrie par la situation. L’inconnue semble émerveillée par les livres qu’elle découvre, décryptant les titres avec avidité, et tu la laisses faire sans bouger, maintenant toujours l’échelle contre la bibliothèque pour éviter qu’elle ne bascule. « Vous trouvez votre bonheur ? » tu lances, curieux de savoir sur quel livre la jeune intruse jettera son dévolu. Tu ne songes pas du tout au fait que cette situation est atterrante et dangereuse – cette inconnue n’a définitivement rien à faire dans ce lieu, et tu te demandes encore comme elle a bien pu rentrer ici. Mais d’un autre côté, cette survenue te tire de ton quotidien trop sérieux et trop académique, et cela te fait un bien fou, de rire un peu.

La nouvelle venue t’indique qu’elle ne sait pas vraiment ce qu’elle cherche, t’arrachant un nouveau sourire amusé. Décidément, rien ne fait tout à fait sens dans cette situation. « Je vous conseille le manuscrit de Voynich, juste sur votre droite. Personne ne l’a encore décrypté. Peut-être qu’un œil nouveau pourrait trouver des pistes intéressantes ? » Tu ne sais pas si c’est une bonne idée de mettre entre les mains d’une intruse un manuscrit si précieux et si singulier, mais en même temps, pourquoi ne pas lui faire confiance ? Tu n’es pas une personne méfiante, ni tout à fait arrêtée sur ses principes non plus. L’inconnue prétend s’appeler Queeny – juste Queen – et venir de Nimrod ; bizarrement, tu ne la crois pas totalement, mais étant donné l’absence de daemon, elle ne te ment peut-être pas. « J’ai beaucoup étudié Nimrod, mais j’ai rarement pu échanger avec des nimrodien·ne·xs. Pourrez-vous me raconter un peu votre monde ? Quand vous aurez rassemblé les livres que vous souhaitez. » tu demandes avec curiosité. Et puis, si jamais l’inconnue te ment, tu t’en rendras vite compte ; car effectivement, tu as beaucoup étudié Nimrod. Mais si elle ne te ment pas, ce sera une agréable surprise, et tu pourras enfin en apprendre davantage sur le quatrième monde effondré.

Puis Queen te demande qui tu es, et tu serres un peu les dents. Dois-tu mentir ? La vérité te mettra-t-elle en danger ? Tu n’es pas très douée pour les mensonges, même si la politique dans laquelle tu verses nécessite souvent de faire des compromis avec la vérité, dirons-nous. Tu choisis le camp de la sincérité. « Je m’appelle Eluard. Je suis Cardinal et professeur de théologie. » tu te présentes sans rajouter de fioriture, juste l’essentiel. « Dites-moi, comment êtes-vous rentrée ici ? » Les clés en cire sont loin d’être confiées à tout le monde. Et Queen ne semble pas tout à fait correspondre au profil d’une étudiante ou d’une chercheuse, ni même d’une copiste ou d’une bibliothécaire. Mais peut-être te fourvoies-tu ?