Après les flammes était venu l'eau. Comme pour nettoyer les cendres des jours précédents, la pluie s'était abattue sur Cittàgazze, transformant les escaliers escarpés de la ville en véritables torrents et cascades. Ça et là, le liquide si poussiéreux qu'il en était presque brun venait s'engouffrer dans les échoppes du marché, emportant avec lui quelques objets abandonnés à leur destin. Et comme eux, lui aussi, déambulait sans but, ses bottes détrempées suivant simplement les lignes de gravité dessinées par l'eau. Il était encore en vie. Car, non, l'apocalypse n'avait pas eu lieu et Quetzalcoatl n'était pas descendu des cieux pour enfin tous les délivrer de leurs souffrances. Tout ce dont il avait écopé, était une dague en plein dos, mais donc la blessure avait déjà été servie par Hyacinth. Quelque part, Haakan se sentait déçu. Déçu de voir que rien ne changerait jamais, et que son calvaire continuait, sa vie persistant à tenir en équilibre sur ce fil toujours plus fin et toujours plus traître.
Ses pensées vagabondaient sans but dans son esprit, et laissaient au creux de leur tourbillon un vide si grand qu'il ne remarquait même plus la cigarette éteinte toujours reposée entre ses lèvres. Ni le fait que malgré le capuchon qui lui descendait devant les yeux, il était aussi ruisselant qu'une éponge. Il aurait pu, avec une conscience éveillée, sentir le bandage dans son dos s'imbiber lui-aussi d'eau et la plaie se réouvrir, seulement, tout semblait noyé par le bruit des gouttes et l'humidité lourde qui l'embrumait. Même la douleur qui lui lancinait les muscles et le forçait à bout de souffle, se retrouvait comme ankylosée. Peut-être parce qu'il n'avait pas envie de la laisser lui rappeler en mémoire les jours passés, empli de sang et de chaos. Du sang qui entachait un peu plus ses propres mains avec chaque instant écoulé.
« Haakan. » La voix de Noarah ne l'atteignait pas. Elle avait beau résonner dans son crâne comme surgissant des tréfonds de son âme, il ne la laissait pas s'approcher, la maintenant toujours et encore à distance de sa conscience. Il avait peur qu'elle vienne éveiller quelque chose en lui, qu'il préférait garder assoupi. Un vieux monstre qui n'avait fait que grossir avec les années. Grignotant son esprit comme la carcasse morte d'une proie.
« Haakan. Viens. On rentre. » Glissant derrière lui, son corps semi englouti par l'eau, elle peinait à le suivre. Son cou étiré tentait péniblement à garder sa tête hors des flots. Pourtant, Haakan refusait de la sentir contre lui. Être seul. C'était tout ce qu'il souhaitait en cet instant. Ça et le silence.
« Allez, Haakan...ça sert à rien ce que tu fais. Ça sert à rien de t'enfuir comme ça. », sa voix était las, mais se fit insistante, presque culpabilisante. Cependant, elle avait tort. Il ne s'enfuyait pas. Il n'avait pas de raison de s'enfuir. Peu importait où il allait, cela ne changerait pas qui il était. Hyacinth ? Cioran ? Leur relation était ce qu'elle était et ce qu'elle avait toujours été. Laissant la noirceur recouvrir ses pensées, Haakan ignora sa daemon de plus belle, jusqu'à-ce qu'enfin, elle se taise.
Sortant finalement un briquet de sa poche, il s'arrêta brièvement, tentant de rallumer en vain sa cigarette, quand un objet vint cocher sa cheville.
« Qu'est-ce que c'est que cette merde... », marmonna-t-il, d'un claquement de langue, tandis qu'une main agacée venait ramasser la chose. Une babiole étrange...une chaussure, et des roues attachées à sa semelle. Sacrément inutile, le machin. Pourtant, à l'examiner, il sentit un souvenir l'effleurer. Un souvenir amorphe...une voix l'accompagnant, ainsi que quelques sensations de son enfance... juste avant de disparaître et de le laisser seul avec cette impression de trou à combler. Avec le temps, l'ambrume avait fini par atteindre son cerveau, criblant sa mémoire de zone d'ombre, ruines brûlées par la drogue. Mais la sensation s'attardait, planant vaguement au-dessus de lui... Et alors qu'il scrutait les environs, son regard tomba sur une enseigne clignotant faiblement sous la pluie. Bazza'Rhi. Le vent qui faisait rage avait à moitié arraché la bâche censée recouvrir l'étalage d'objets, faisant tomber de petites statuettes de bois sur le sol, dont quelques unes qui se retrouvaient coincées contre le grillage des égouts, entre deux fleurs écrasées.
Sans trop savoir pourquoi, Haakan s'approcha de la devanture. Puis, d'un air absent, il laissa sa main glisser sur les quelques objets exposés, sur le bois et le cuir mouillé ravagés par ce temps de chien. La porte qui battait furieusement contre son cadre et faisait sonner sa clochette dans un bruit affolé, envoya une bourrasque de parfum boisé jusqu'à ses narines...un parfum doux, réconfortant...C'était presque grotesque, de trouver un endroit pareil dans une cité comme celle-ci. À quelques pas de trafiquants d'ambrumes et autre débaucheries. Un petit rire narquois s'échappa de sa bouche à peine entrouverte. « Ha. Franchement. Il y a qui pour acheter des conneries pareilles. », s'entendit-il marmonner pour lui-même, quand, brutalement, la porte lui vola contre le nez, frappant en plein fouet son visage. Accessoirement, elle en laissa sortir une jeune femme aux cheveux trempés et en pagaille, une caisse en bois entre les mains. Les yeux écarquillés par ses propres préoccupations, elle ne remarqua pas tout de suite la victime qu'elle avait failli renverser sur son passage. Ou peut-être que si, et qu'elle avait simplement jugé que ces quelques babioles étaient plus précieuse à ses yeux - non pas que Haakan lui en veuille réellement pour ça. Quoi qu'il en fut, elle se rua immédiatement sur son étagère, prête à sauver le peu qu'il lui restait, et tomba nez à nez avec Haakan uniquement lorsqu'elle pivota à nouveau sur ses talons. Il allait lui lâcher une remarque acerbe quand il réalisa qu'il ne savait pas ce qu'il faisait là non plus. En vrai, à quoi bon ? Alors, légèrement penaud, il se contenta de se tenir simplement là, à masser son nez d'une main pour chasser la douleur qu'il avait déjà oubliée. Il se sentait un peu comme un vieux torchon qu'on aurait laissé au bord de la rue.

Merde, merde, merde, merde ! Je m'active afin de finir de tout rentrer à l’intérieur avant que toutes mes œuvres d’art ne soient fichues. Pourquoi est-ce que j’ai eu la brillante idée de tout sortir pour faire du racolage dehors aujourd’hui ? Non plus grande question : pourquoi la météo a décidé de changer d’avis et de ruiner mon business ?! Blett me regarde de ses petits yeux paresseux depuis la vitrine, fouiller à la recherche de quelque chose pour transporter mes affaires plus vite. “Ne m’aide pas surtout !” je lui lance agacée. Sa réponse se fait somnolente tandis qu’il essaie de dissimuler un bâillement “Non merci, je déteste être mouillé. Et de toute façon je ne peux rien porter. Mais je t’envoie tout mon soutien d’ici.” Super, ça me frustre de devoir lui accorder le point mais effectivement ce ne sont pas ses minuscules pattes qui vont pouvoir sauver quoi que ce soit.

Après un mauvais mouvement, la douleur dans ma côte gauche se réveille et je grimace. Heureusement pour moi je n’ai pas subi plus de blessure pendant l’attaque des sans factions il y a quelques jours. Donc à part quelques lancements de temps en temps, je n’ai rien à déplorer. Et plus important encore, Aimé va bien et Spriggy aussi. C’était super inconscient de ma part de me lancer sans réfléchir dans la mêlée. Surtout que, rétrospectivement je n’ai même pas été d’une quelconque aide. J’aimerais dire que j’ai appris la leçon et que je ne le referais plus mais j’ai bien peur que mes émotions ne soient plus fortes que ma raison. Je sais pertinemment que si quelque chose de semblable se reproduit je ne changerais pas de comportement et referais les mêmes erreurs. Après tout je n’ai pratiquement aucune séquelle, encore quelques jours et je serais comme neuve ! Bon, en prévision j’aimerais quand même apprendre quelques bases pour me défendre histoire de ne pas être totalement inutile non plus et de pouvoir compter sur autre chose que la chance pour survivre.

Je trouve enfin mon bonheur et, reconcentrant mon attention sur le sauvetage de mes sculptures, je pousse la porte en catastrophe pour sortir, mes yeux rivés sur le reste de mes marchandises dont celles tombées qui menacent de se glisser dans les égouts. J’attrappe en vitesse celles qui se trouvaient dangereusement proche de la grille avant de courir vers mon étagère et de remplir bien vite ma petite caisse. Il ne reste plus qu’un unique patin à ranger. Mais où est passée sa paire ? C’est déjà suffisamment compliqué à faire, hors de question d’en perdre un ! Je n’ai pas le temps de le chercher tout de suite. Je me contente de prendre celui-là et me retourne dans l’optique de déposer mes créations en lieu sûr avant de retourner éluder ce mystère. Mes pieds s'arrêtent juste avant d’entrer en collision avec un jeune homme qui se trouve sur ma trajectoire, juste devant la porte.

Son visage m’est familier… Mes neurones établissent enfin la connexion et mes yeux s’agrandissent. Haakan… Et un Haakan qui n’a pas l’air de me reconnaître du tout. Ce n’est pas étonnant qu’il ne se souvienne pas de moi, on a joué qu’une seule fois ensemble avant la m… avant que je ne parte pour la ville haute. Oh merde ! Par contre il va trouver ça super bizarre que moi je n’ai pas oublié ! Non, ok, ça va aller Rhi, ne panique pas, ne laisse pas ton visage trahir tes émotions. Je peux trouver plein de manière différente de lui expliquer que je l’ai revu combattre à la nef pendant une de mes fugues et que depuis je vais le voir à chaque fois que je peux, sans passer pour une fille bizarre. Non c’est mort, on dirait une groupie !! Mais j’étais juste inquiète, ça peut se comprendre. Oui bien sûr, c’est ce que disent tous les stalkers je parie ! Je suis fichue !

Mon regard dérive vers ses mains et ce qu’elles contiennent, mettant fin à mon débat intérieur. “Oh merci, il n’est pas perdu, c’est toi qui l’a !” je m'exclame d’une voix pleine de soulagement. “Suis moi, il faut protéger ces petites merveilles.” j'enchaîne en le contournant pour me précipiter dans l’échoppe sans même prendre la peine de vérifier s’il m’a bien emboîté le pas. Tout est enfin rentré ! Je dépose la caisse dans mes bras sur le présentoir avant de passer derrière le comptoir pour récupérer un torchon sec afin d’essayer de limiter les dégâts en séchant comme je peux les statuettes et autres. Espérons que rien n'ait eu le temps de trop s’imbiber d’eau et ne soit irrécupérable.

Il vit ses yeux s'écarquiller devant lui, jusqu'à s'arrondir comme des billes, et aussitôt, il comprit qu'elle savait qui il était. Comme à chaque fois, une sensation désagréable remonta le long de son dos, croulant insidieusement derrière son armure d'indifférence. Comme à chaque fois qu'on le reconnaissait comme étant ce combattant de la Nef. Celui qui ne frappait ni avec ses poings ni ses crocs ni ses griffes, celui qui ne faisait couler que deux uniques gouttes de sang, mais qui laissait tout de même derrière lui une traînée de victimes. Paralysées, empoisonnées, mortes. Haakan sentit comme un voile froid et brumeux tomber devant ses propres yeux, tandis qu'il tentait de se réfugier à l'abri du regard qu'elle lui lancerait. Ces expressions qu'il connaissait que trop bien et qui lui renvoyaient en pleine face le reflet de la vermine qu'il était. Assassin, lâche, monstre.
De marbre, il attendit le coup, attendit la lueur de dégoût dans ses yeux, le spasme horrifié dans ses traits. Pourtant, tout ce que le zutique parvint à déceler fut tout autre. Une légère nervosité peut-être, une teinte légèrement rosée qui monta aux joues de la jeune femme, l'étonnement, oui. Rien de tout ce que l'on associait spontanément à des souvenirs de la Nef. Bien qu'il se cacha bien de la montrer, la surprise fut donc la sienne. Ses armes comme arrachées de ses mains, il se retrouva brusquement sans défense lorsque la voix de l'inconnue fendit le bruit de la pluie et du tonnerre, tel un rayon de chaleur insolite. Si inattendu qu'il se retrouva bizarrement désemparé, la méfiance jaillissant, ruisselante, des failles dans son esprit, pour combler le vide. La mine renfrognée, Haakan l'observa donc disparaître dans son antre, incertain s'il était censé la suivre ou non.
« Elle me dit quelque chose, cette fille... » Noarah avait surgit à ses côtés, sa tête curieuse glissant un coup d'oeil à l'intérieur de l'échoppe. « Ha, ça m'étonnerait. », s'empressa-t-il de dire, son ton sarcastique sur la défensive arrachant un soupir au serpent. « Comme tu voudras, si tu préfères rester dans le déni. Mais, vas-y, défile-toi. T'en meurs d'envie. », rétorqua-t-elle, sa langue fourchue tranchant l'air dans un sifflement agacé. Haakan sentit ses lèvres de crisper autour de sa cigarette, se retenant de paraître atteint. Il était fatigué. Fatigué de leurs disputes incessantes. Et pourtant, il ne pouvait ignorer l'écho du défi résonner dans sa tête, alors, encore une fois irrité, il s'engouffra dans la chaleur de l'échoppe, prenant bien soin de claquer la porte sur le nez de sa daemon.
Un coup en plein ventre. Comme si le cordon invisible qui les reliait l'un à l'autre se tordait douloureusement sur lui même. Haakan grimaça, et jeta furieusement son mégot par terre, avant de l'écraser du talon de sa botte sur le sol boisé. Et son regard noir se porta sur l'inconnue, insoucieuse, tranquillement plongée dans son travail. Son regard s'accrocha cependant sur un reflet roux surgissant de sa chevelure trempée. À nouveau un souvenir insondable vint gratter à la surface. Aussitôt, Haakan détourna le regard pour le poser sur les mille et un objets qui débordaient des étagères. Et, brusquement, il prit conscience du lieu bizarroïde dans lequel il avait atterri, ses narines, soudainement attaquées par l'odeur de poussière de bois partout autour de lui. Soulevant alors la chaussure-à-roues par ses lacets, il demanda, forçant volontairement un accent acerbe sur ses paroles.
« Alors ça sert à quoi ce truc ? Un truc d'alchimiste ? Un trésor chelou ? Combien ça peut valoir un truc pareil ? » Il s'assit lourdement sur un tabouret non loin, puis, en ajoutant un rire mi-nonchalant mi-moqueur : « Ça doit coûter une blinde pour t'mettre dans un tel état. »

Mes cheveux mouillés me collant le visage, je décide de les attacher à l’aide du crayon le plus proche avant de continuer à m’atteler à la tâche. Je perçois bientôt Haakan entrer en claquant la porte derrière lui mais je ne relève la tête que lorsque j’entends sa question ainsi que son ton critique. Il se laisse ensuite échouer sur l’un de mes tabourets tandis que je hausse un sourcil. Comment est-ce qu’il peut prendre mes Rhiquirolls pour un truc d’alchimiste ? Il s’est pris trop de coups sur la tête pendant ces combats ? Il me paraissait plus intelligent quand il était plus jeune. Un trésor je veux bien étant donné que ce sont effectivement les miens… mais de l’alchimie ? “Exact, c’est relativement compliqué à produire donc je préfère éviter de les perdre. Et non ce n’est ni un trésor ni un truc d’alchimiste” je lui réponds en levant les yeux au ciel et en m’approchant pour récupérer le pauvre patin pendu maladroitement au bout de ses doigts. “Ce sont des Rhiquirolls, de mon invention. Des chaussures avec des roues, comme tu aurais pu le deviner si tu l’avais regardé de plus près. Ça permet de se déplacer beaucoup plus vite qu’en marchant.” j’explique, moqueuse à mon tour en essuyant soigneusement le roller qui m’a tout l’air d’être inondé. Lui ayant déjà parlé il y a longtemps de ces merveilles existantes jadis dans le monde de Will, je lui lance une œillade qui se veut discrète pour épier sa réaction. Ça peut peut-être lui évoquer quelque chose et lui rappeler quelques souvenirs.

“Je ne veux pas vous interrompre mais je crois qu’un serpent aimerait bien se mettre à l’abri” nous coupe Blett, le visage presque collé à ma vitre. Effectivement, après un rapide coup d'œil, je remarque que la daemon de mon invité n’est pas entrée dans l’échoppe. Le claquement de porte me revient en mémoire et je comprends qu’il lui a sûrement fermé au nez. Ignorant sciemment l’avis du zutique sur la présence de sa propre extension, je pose ma création et le contourne pour ouvrir au serpent trempée par la pluie. Suivant son sillage avec attention, je vois un reste de cigarette qui n’était pas là tout à l’heure. Cigarette que l’haruspice avait entre ses lèvres avant de me suivre à l’intérieur. Mes sourcils se froncent alors que je lève le visage pour fusiller du regard ce dernier. “C’est très aimable à toi d’avoir arrêté de fumer en entrant ici mais beaucoup moins de ne pas avoir eu la décence d’éteindre ta clope dehors.” je grince agacée. Déjà parce que c’est moi qui vais devoir nettoyer après et ça ne m’enchante pas beaucoup. Mais surtout, que le sol est en bois ! Pour peu qu’il ait mal écrasé son mégot, tout flambe et je n’ai plus rien à vendre demain. Bon, le parquet est vernis donc il y a peu de risques c’est vrai. Mais quand même ! Un peu de respect merde !