Il avait décidé de faire un tour dans les couloirs. Ses jambes étaient raidies à force de passer des heures pliées contre lui dans les positions les moins pratiques possibles, alors que lui était penché sur ses copies et sur les ébauches de ses prochains cours. Prochain cours qu'il espérait pouvoir donner sans que cela n'éveille l'esprit inquisiteur de certains de ses pairs. Après tout, il y avait beaucoup à apprendre des les extrêmes de la peinture. Beaucoup à apprendre pour raisonner et s'ouvrir un peu plus paisiblement aux voies sacrées. Son cours n'était, à l'origine, qu'une éducation à l'art religieux et au symbolisme, mais Micah aimait glisser ça et là de la philosophie. C'était son petit péché mignon.

La Cattedrale Santo Balthamos enfin terminée, sa vie avait repris un rythme un peu moins intense, bien que ses obligations soient changées, il aimait la sensation d'avoir enfin un peu de temps pour lui et pour ceux qu'il aimait. Même si, concrètement, il n'avait jamais vraiment de temps libre. Juste un emploi du temps qui le laissait dormir un peu la nuit.

Les couloirs, à cette heure, étaient déserts, les étudiants retournés chez eux ou à la bibliothèque pour étudier et les ateliers fermés. En tout cas, ils étaient sensés être fermés.
Le son du bois creux résonnant sur les parquets abimés le fit sursauter alors qu'il songeait à rejoindre la réserve pour déterrer quelques œuvres qui appuieraient ses propos le lendemain.
Micah se figea, le regard tourné vers la seule porte où un fin filet de lumière coulait par le dessous. Qui travaillait encore ici à cette heure ? Il n'avait pas besoin d'une horloge pour savoir que minuit n'était pas bien loin.

Sa curiosité, qui franchement aurait pu rester bien sage, le fit s'avancer vers la porte et actionner la poignée doucement. Dans un grincement profond et terriblement malvenu si Micah comptait être discret, elle pivota sur ses gonds autant que sa main la poussa, révélant l'espace plongé dans une atmosphère bien lumineuse, comparée au reste du bâtiment.

Non loin de la porte, à ses pieds presque, Micah vit l'autrice du son creux qui avait résonné, une malheureuse toile étalée là comme une naufragée. Il s'accroupit pour la redresser, sans la regarder, pour l'adosser au mur près de la porte.

"Vous devriez rentrer chez vous, vous reposer si c'est pour vous frustrer ainsi." commenta l'enseignant d'un ton neutre en tournant enfin son attention sur l'étu... Khalis. Qu'est-ce que Khalis faisait ici au juste ? Depuis quand avait-il accès à ce bâtiment hors des heures d'ouvertures ? "Khalis ? On peut savoir ce que fiche ici ? L'accès est interdit la nuit."

Même pour un restaurateur. Il fallait être enseignant, haut placé ou un étudiant avec une autorisation. Et aux dernières nouvelles, Khalis n'était aucun des trois.

Il y a quelque chose dans l’air de cette pièce ou peut-être dans la manière dont se tient et se comporte Khalis qui met profondément mal à l’aise le professeur. Peut-être est-ce de ne pas voir son visage. Peut-être est-ce l’Ombre du peintre, douloureusement proche de lui.

“J’ai obtenu une autorisation.” lui répond l’autre et Micah le croit même si la présence du restaurateur ne s’allège pas pour autant. Il ne saurait préciser sa pensée mais Khalis semble particulièrement tendu à ses yeux. “Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus. Comment tu vas ?“

La réponse polie est “bien”. Micah n’a pas vraiment envie de s’épancher sur sa vie et ses contenus, pas quand il se fait aussi tard et qu’il devrait probablement rentrer chez lui, se laver un bon coup et essayer de trouver le sommeil. Mais le problème avec l’architecte, c’est qu’il aime bavasser. Il bavasse énormément avec ses proches. Ou avec les gens qui le connaissent un peu. Sauf le Monseigneur, mais c’est une question de bon sens-là.

“Je vais bien.” décide-t-il de répondre. Sobre, ce n’est pas désagréable de temps en temps. “Retrouver un peu le temps de faire autre chose que de superviser est agréable.” et les derniers projets réclamés sont suffisamment de petite envergure pour que ce soit une partie de plaisir. Micah aime essayer d’avancer les technologies de ce monde, les faire pencher sur d’autres méthodes plus efficaces et moins chronophages. Et être moins en contact avec de l’art ne fait pas de mal à sa santé. Il dort bien mieux, ça c’est certain.

Le silence s’étire un peu après sa phrase. Il n’a pas enchaîné avec une question en retour suffisamment rapidement et maintenant il se sent un peu bête. Mais il ne va pas s’éterniser de toutes façons et Khalis ne faisait qu’être poli alors...  

“Je vais te laisser travailler, passe une bonne soirée Khalis.”  

Micah a cessé son mouvement, intrigué par la demande soudaine de l’autre. Il ne comprend pas ce qui le retient ici, ce qu’il voudrait bien de lui finalement alors qu’ils ne se sont pas côtoyés depuis si longtemps. Et que cela pourrait continuer comme ça sans trop de problème.

« J’ai besoin de me concentrer sur autre chose, ces derniers temps et surtout, de progresser dans mon travail. Tu accepterais de m’aider en posant comme modèle, s’il te plaît ? »

La confusion ou peut-être plutôt le désaccord doit se lire sur son visage parce que Khalis abandonne sa place derrière sa toile pour la contourner et s’approcher de lui, laissant l’autre en face de lui dans une profonde confusion. Quand est-ce que le modèle vivant est devenu un défi pour lui au juste ? Micah n’a pas des traits particuliers ou uniques, il le sait, il ne voit pas ce qui pourrait être intéressant à représenter.

« Tu devrais peut-être arrêter de peindre pour aujourd’hui plutôt. Et faire une demande de modèle auprès des étudiants, beaucoup ont des caractéristiques physiques fascinantes. Je ne suis pas un super modèle, je suis incapable de rester immobile longtemps et tu ne m’as pas l’air particulièrement en état de passer des heures à me peindre. »

Être la voix de la raison pour quelqu’un d’autre que lui-même est tellement plus simple que c’en est presque risible. Eh. Peut-être qu’un jour il appliquera ces conseils à lui-même.

La musique ne dissout pas la tension qui s’est installée dans sa poitrine de voir l’autre déambuler, le pas presque copiant le rythme de la chanson qui prend de l’ampleur en fond. Ils font la même taille pourtant l’autre a une manière de se tenir qui perturbe le professeur, lui donne l’impression de toujours devoir lever le nez pour croiser son regard.

Khalis cesse ses déambulations pour se rapprocher de lui, l’architecte ayant gardé sa main sur la poignée de porte sans pleinement entrer dans la pièce avec lui. Ses sourcils se froncent légèrement, même s’ils semblent plutôt se dresser en une moue plaintive, ses grands yeux presque noirs suivant les siens, accentuant son expression presque inquiète à chaque seconde qui s’égrène. Il s’accroche à la courbe sombre de ses sourcils ou les dessins que forment ses grains de beauté plutôt qu’aux iris clairs et intimidants qui remontent sur son visage quand il lève sa main vers lui.

Le froid du métal est la première chose qui s’impose à lui puis c’est la fermeté de ses doigts sur sa mâchoire, qui se lève presque trop docilement sous ce mouvement alors que ses yeux fuient se fixer partout sauf sur lui, embarrassé, un peu trop secoué par un contact anodin.

Le murmure presque ronronnant de sa voix lui fait papillonner des yeux involontairement et ses billes noires reviennent à lui comme un papillon à la lumière où elles restent. Mais déjà le contact disparaît, ne laissant que le fantôme du métal froid sur sa peau et Micah se la frotte légèrement.
Il le suit, le mouvement que fait le peintre et lorsque celui-ci sort un paquet de cigarettes, ses longues jambes le font glisser à lui, et il lui pique celle qu’il a entre les doigts, la glissant entre ses propres lèvres qui ne restent jamais complètement fermée bien longtemps et se sert de la flamme ouverte par l’autre pour l’allumer.

« Je suis prêt, crois-moi. » souffle le peintre et Micah a du mal à trouver d’arguments contre là tout de suite. Il n’arrive pas à détourner le regard. « Je ne demande que ça. Peindre. Te peindre. »

Il semble particulièrement le vouloir ? Le châtain a les coins de ses lèvres qui se dressent légèrement, la cigarette pendue à sa lippe inférieure si épaisse, si boudeuse. Il expire la fumée, le regard ancré sur les gestes et les expressions de l’autre et il a un soupir, une exhalaison de victoire pour l’autre. Il peut considérer rester là. La porte s’est refermée derrière lui désormais.

« Comment est-ce que tu veux faire ça ? »

Ses paupières frémissent, se battant entre l’envie de garder son regard sur Khalis et de cligner des yeux pour faire disparaître les sensations étranges qui éclosent sous le contact des doigts du peintre. Il n’est pas indigné au contact des gens, mais la plupart n’osent pas particulièrement l’approcher d’aussi près. Son pouce sur sa lèvre entrouvre un peu plus sa bouche, dévoilant ses incisives un peu trop longues et il recule un peu la tête, le regard troublé et les joues chaudes. Il ne sait pas à quoi pense Khalis mais il se demande ce qu’il peut bien imaginer là maintenant.

Ses sourcils perdent de leur supplique quand l’autre revient dans son espace. Parce qu’il y a quelque chose de provocateur chez Khalis qui attise la méfiance du professeur qui est prêt à faire un mouvement de recul. Le peintre le déleste de ses lunettes et les orbes noires de Micah se fixent avec plus d’insistance sur ses expressions, la lumière creusant la profondeur de ses yeux, l’intensité de son regard.

« Qu’est-ce que tu fais ? » réclament les lèvres libérées à contrecœur de la cigarette brûlante. « Khal- » son propre pull lui coupe la parole car le peintre prend la liberté de le libérer de quelques couches à son insu.
« Tu râles, j’te brûle. » et Micah le trouve plutôt sérieux dans sa blague et ses yeux se plissent. Parce qu’il faudrait être fou pour essayer de brûler la personne qui a accepté d’aider, non ?
« Parce que tu crois que je vais te laisser me déshabiller comme ça ? » rétorque l’architecte en récupérant la cigarette d’un mouvement presque sec du poignet. Ses mots ne font rien pour l’autre qui prend la liberté de dévoiler ses clavicules et de les exposer à l’air tiède ambiant. « Tu es culotté. » marmonne le châtain sans pour autant avoir opposé une résistance particulière.

On lui désigne quelque chose derrière lui et son cou se tord pour observer l’objet, les muscles de celui-ci à fleur de peau alors que ses pieds restent ancrés face à Khalis.

« Tu vas t’asseoir dans ce fauteuil. » ordonne le peintre et l’estomac de Micah fait de drôles de petits sursauts dans son corps. Il n’a pas envie de protester plus, ni même du tout. Il garde son regard sur l’autre, reculant pour se laisser simplement tomber dans le fauteuil, un coude confortablement installé sur l’un des accoudoirs, les jambes écartées suffisamment pour que ce soit agréable de rester ainsi un moment, la tête reposant contre le dossier, à moitié en arrière.

« Fais de ton mieux, je suppose » ricane-t-il en baissant les yeux vers lui d’un geste presque paresseux.

Il connaît le procédé et il sait qu’il peut s’éterniser. Dans le calme ambiant, la musique tournant en fond comme une caresse pour son esprit fatigué, Micah laisse ses paupières se fermer. Il est bien installé là, le fauteuil est confortable, Khalis est calme, sa cigarette s’est consumée et il l’a éteinte sur le coin du fauteuil qu’il peut atteindre sans trop bouger. Il nettoiera plus tard. La nicotine a calmé les restes de stress de sa journée et il est juste bien.
Khalis va le garder là quelques heures au minimum, il peut en profiter pour somnoler un peu, ce n’est pas comme s’il allait beaucoup bouger en piquant du nez. Sa posture se relaxe lentement, et il s’enfonce un peu plus dans le fauteuil, laissant son esprit dériver hors de son contrôle loin.

Même le regard du peintre, pourtant si perçant, lui devient invisible alors qu’il s’assoupit là. Mais ses pensées ne le libèrent jamais si facilement. Il rouvre les yeux, le regard fixé sur le plafond et il réprime un soupir.

« Qu’est-ce qui te frustrait tant avant que j’arrive ? » demande-t-il, la douce délivrance du sommeil maintenant hors de portée, la frustration logée au fond de sa gorge.

Micah fixe le plafond au-dessus de lui sans vraiment le voir, perdu dan la semi-phase de sommeil qui est la sienne, bercé simplement par la présence de l’autre. Il n’aime pourtant pas s’assoupir en compagnie d’autres, restes de ses années en foyer où l’on lui subtilisait les maigres salaires qu’il se faisait à la sueur de son front.
Il baisse cependant les yeux vers Khalis, surpris de la réponse du peintre qui ne fait même pas semblant d’esquiver sa question, de cacher le peu d’envie qu’il a à y répondre.

« Je te répondrai, à condition que toi aussi, tu répondes à mes questions. »

Un marchandage assez simple, qui peut les occuper efficacement un moment même si Micah ne voit pas particulièrement ce qui pourrait l’intéresser. Il n’est pas une personne bien complexe ni même fascinante, pas une star ou un espion, ou il ne sait quoi. Ils partagent des activités similaires, dans des lieux similaires, viennent du même monde, ont vécu le même Effondrement. Il ne voit honnêtement pas ce que Khalis pourrait bien vouloir connaître de lui qui ne soit pas déjà douloureusement visible sur le nimrodien.

« Mais je t’en prie. » répond-il toutefois. « Si tu trouves des interrogations intérressantes je suis tout ouïe. »

L’architecte ne s’attendait pas vraiment à ce genre de question et l’autre peut facilement le voir dans le froncement de sourcils qui assombrit ses orbites et la courbe de ses lèvres qui s’entrouvre d’un air perdu. Il ne bouge pas cependant, gardant ses iris rivés sur un point imaginaire du plafond.
Venant de Khalis il se préparait à de toutes autres questions.

« Mes parents étaient des artistes. J’ai été éduqué là-dedans. Mais l’architecture c’est un peu ma première voie. Je suis parti à la capitale pour ça. Mais j’en ai jamais autant fait que depuis que… depuis que je suis arrivé ici. Tout dans mes décisions m’ont conduit à ça. Je voulais arrêter l’art, à l’origine. L’architecture est plus ma passion première que la peinture ou la sculpture. » probablement parce que ça lui fait moins de mal. Et parce que la logique des volumes et de la robustesse des matériaux a toujours été limpide pour lui. La peinture… il a l’impression de suivre les pas de sa mère et une part de lui s’y refuse. Peindre lui vide l’esprit, mais le remplit de mille autres problèmes. « Mais il semblerait que c’est la voie que l’Autorité a choisie pour moi. Je n’avais pas peint depuis une décennie avant d’arriver ici. Et je n'arrête pas depuis que j'ai mis les pieds dans notre faction. »

Pourrait-il arrêter maintenant ? Probablement pas. Trop de monde comptait sur lui désormais, que ce soient ses élèves, ses supérieurs et ou ses clients divers et variés. La grandeur de l’Autorité semblait avoir jeté son dévolu sur lui pour l’élever aussi rapidement au sein de la faction de l’art et de la piété.
En un sens il était reconnaissant pour ce nouvel arc de sa vie même si l’angoisse le hantait autant que Memento maintenant.