Le caveau ne reflète aucune vie, aucune rumeur, aucun éclat. Minuscule échappée donnant tout droit sous les escaliers aériens, la Salle éteinte est encombrée de milliers de verres de lunettes de toutes les tailles et de toutes les formes. Sur les murs, d’étranges tracés dévoilent une architecture complexe, voire irréelle. Les pavés eux-mêmes ont été gravés de soleils ambigus, courant sur le sol comme des météores échappés du néant. Les rares lumières ambariques éclairant pauvrement le lieu jettent sur les murs des ombres géométriques et glaçantes, comme si l’obscurité gagnait peu à peu la pièce, grignotant chaque petit espace où des lueurs peuvent encore s’attarder. Et au centre de la Salle éteinte, une étrange lunette astronomique de plusieurs mètres de long pointe en direction d’une croix à la manière de l’homme de Vitruve de Leonard de Vinci, replaçant l’homme au centre de l’univers. Les différents composants de la lunette brillent d’une lumière discrète, chacun sculpté patiemment en pierre de lune. Il aura fallu plusieurs mois aux bâtisseur·se·xs pour assembler les dernières pièces, celles n’ayant pas survécu à l’effondrement de Nimrod.

Le corps meurtri d’insupportables souvenirs, tu parviens à la faille dérobée permettant d’entrer dans la Salle éteinte, à condition d’en connaître le mot de passe, que tu glisses dans un murmure que seule la nuit entendra : « Rigor mortis. » Un pan de pierre se déplace lentement, actionné par un levier de l’intérieur, pour te laisser pénétrer dans l’étrange chambre. Tu jettes un dernier regard derrière toi pour vérifier que tu n’as pas été suivi avant d’entrer. Là, des visages connus t’accueillent avec une respectueuse inclinaison de la tête, et tu échanges une étreinte avec l’un des illuministes. « C’est bon de te voir. » avoue-t-il en reculant pour te détailler, toi et ton visage si souvent fardé de tristesse. Fadès t’accompagne depuis l’effondrement de Nimrod. C’est ensemble que vous avez reformé la société secrète des Illuministes, œuvrant dans le but d’offrir à l’humanité l’immortalité qu’elle mérite. Fadès était aussi présent lors de la mort de Loth, et t’a soutenu plus que l’Autorité elle-même à te relever, bien qu’imparfait, de cette épreuve sans retour.

Comme chaque mois, les illuministes se rassemblent à la nuit pour partager leurs avancées respectives, tandis que l’Eblouisseur se complexifie de jour en jour pour peut-être atteindre un jour son état de grâce. Les dernières morts nimrodien·ne·xs vous ont enseigné bien des choses, à commencer que seule la pierre de lune pouvait faire se répercuter la lumière de la lunette afin de lui donner la force centrifuge nécessaire à l’annihilation de l’Ombre.

Ce soir pourtant, un visage connu arrête ton regard. Une solmène répondant au nom sans équivoque de Dragon. Vous n’êtes pas nombreux·se·xs à appartenir aux Illuministes sans être issu·e·xs de Nimrod, et c’est avec facilité que tu as retenu son allure et ses yeux, surtout, semblant pouvoir assassiner qui que ce soit d’un simple regard. Tu ne l’avais pourtant jamais vue dans la Salle éteinte, réservée au cercle le plus restreint de la société secrète, là où l’Eblouisseur est si précieusement conservé. Tu t’approches en tentant de chasser de ton visage la mélancolie qui t’assaille dès que tu entres dans cette pièce, le souvenir de Loth collé au corps. « Je crois que nous n’avons pas encore été présenté·e, quoique des présentations formelles ne semblent pas nécessaires. » Vous vous connaissez lointainement, et ton visage n’est inconnu de personne dans la cité des cimes – d’où les cercles restreints des Illuministes, qui ne se rejoignent qu’après des preuves de confiance considérables. « Eluard. Et voici Tsophar. » commences-tu en indiquant d’un regard le papillon silencieux perché sur ton épaule. « Pardonnez ma curiosité, mais depuis combien de temps avez-vous rejoint la cause des Illuministes ? Il ne s’agit pas d’une petite association de quartier après tout. » demandes-tu en plongeant tes yeux désespérément bleus dans ceux de Dragon pour tenter d’en percer les secrets.

L'angoisse qui la traverse la ramène à des temps plus simples, quand il avait fallu tout miser sur le résultat des examens à la Guilde, quand son horizon tout entier lui était bloqué par le regard et l'évaluation des autres. Elle s'était sentie dépouillée, mais étrangement en sécurité : tout était dit et fait, elle n'avait plus qu'à se laisser porter, à remettre son avenir entre les mains d'autres.

Ce soir, après de longues et ardues entreprises pour grimper les échelons de cette société secrète, elle se voyait enfin intronisée dans le saint des saints, et sa terreur grandissait de minutes en minutes. S'agirait-il d'une soirée d'initiation, qu'allait-on lui demander ? Il lui semblait souvent que sa présence auprès des illuministes était une lourde erreur qu'elle ne finirait jamais de regretter, tout en étant incapable, telle un papillon de nuit, de s'éloigner de leur lumière.

La plupart des personnes présentes lui sont inconnu‧e‧xs et la solmène s'adosse rapidement à un mur, observant l'assemblée, les bras croisés pour cacher sa nervosité. Elle cherche à prendre du recul, à se comporter comme une milicienne face à une foule aux intentions cachées. Qui attire les regards ? Qui s'entoure, et qui au contraire est bien trop seul par rapport à son rang possible ? Il lui manquait trop d'éléments de contexte pour se faire une idée bien précise des forces en présence, d'autant que son regard ne manquait pas de glisser vers l'énorme appareil occupant une grande partie de la salle. Était-ce donc ça, l'éblouisseur?

Un mouvement bientôt traverse l'assemblée, alors que le Cardinal s'approche. Dragon se raidit à son approche - oui, c'est bien vers elle qu'il vient - et le salue avec tout le respect du à sa fonction. "Cardinal." Elle n'a aucun protocole à suivre pour ce cas de figure, et l'information est une bombe pouvant éclater entre les mauvaises mains : le Cardinal, un illuministe ? Elle a de quoi mettre à feu et à sang les pandémoniques, permettre aux solmènes de reprendre durablement le contrôle du Consiglio -

Et en plongeant ses yeux dans ceux du Cardinal, de Eluard, elle sait qu'elle n'en fera rien. Il n'est pas difficile de reconnaitre une âme en peine, quand son propre reflet le lui offre tous les matins. Voici un allié dans sa quête, quelqu'un qui comprend intimement le besoin de cette immortalité pour le plus grand nombre.

Elle offre un sourire à son daemon, papillon bien à sa place parmi elleux. "Dragon ap Siarl." Haussant les épaules, la milicienne fixe l'assemblée, offrant son profil à son interlocuteur pour ne plus avoir à regarder son visage triste et retrouver sa contenance. "Peu de temps après l'arrivée des nimrodien‧ne‧xs. Ma soeur - ma soeur est gravement malade et il n'existe rien dans ce monde qui puisse la soigner." Elle n'a pas pu s'empêcher de lui confier ce secret, une monnaie d'échange qui lui permet ensuite de tourner légèrement la tête vers Eluard et de l'interroger à son tour. "Et vous ? Pour qui faites-vous cela ?" Un homme de pouvoir comme lui, ayant pu gravir tous les échelons des pandémoniques. Que peut lui offrir une place ici qu'il ne peut obtenir par d'autres biais moins dangereux pour son image ?

La Salle éteinte portait un nom ambigu ; elle baignait dans une semi-obscurité presque irréelle, tout en laissant filtrer les lumières crues des ciels nocturnes, se répercutant sur des miroirs afin de baigner la pièce dans d’étranges lueurs vacillantes. Il n’y avait ni lampe ambarique, ni flambeau, seulement la lumière des astres que d’astucieux jeux de réverbération transmutait dans la salle. Des cliquetis discrets et des résonnances douces indiquaient que les ingénieur·se·xs illuministes s’affairaient autour de l’Eblouisseur, d’épais livres à la main accompagnés de stylets de fusain, pour tenter d’en sonder les caractères. Beaucoup d’avancées technologiques étaient encore à entreprendre pour envisager un jour détruire définitivement les Ombres et tendre à la vie éternelle. Mais toutes les deux semaines, lorsque les illuministes se retrouvaient et intronisaient les nouvelles personnes de confiance au cercle restreint de la Salle éteinte, les progrès étaient là, bien réels, nourrissant en toi des espoirs que tu n’avais plus éprouvés depuis la mort de Loth. Fadès te fit un discret signe de tête pour savoir si tout allait bien, curieux de te trouver en compagnie d’une solmène, et tu lui répondis d’un regard rassurant. Ce genre d’intuitions que l’on ne s’explique pas ; tu savais ne pas être en danger.

Les yeux de l’inconnue tranchaient dans la pâleur mélancolique de la Salle éteinte, deux cristaux arrachés aux ténèbres par des maléfices dont on ne veut pas connaître le nom. Son visage t’était connu et inconnu pourtant, rêche de mystères qui n’ont pas encore été élucidés. La présence de non-nimrodien·e·xs parmi les illuministes était un cas d’école, d’autant plus lorsqu’il s’agissait de solmènes, fier·ère·xs de leur aversion pour le peuple de Nimrod. Cette Dragon cochait beaucoup de cases de l’invraisemblable, ce qui, au lieu de t’inquiéter, attisait vivement ta curiosité. Elle jeta un regard circulaire à la salle avant de te répondre, une constance retrouvée. Son histoire était comme un écho parmi les illuministes : chacun·e avait perdu un·e proche ou était sur le point d’en perdre un·e. Vaincre la mort était la motivation avouée et transcendante de la secte. Malgré ces mots que tu attendais, car ta question avait quelque chose de rhétorique – évidemment, elle ne pouvait être ici que pour un‧e proche – tu répondis : « Je vous offre tout mon soutien pour votre sœur. Ayez foi en l’Eblouisseur, il saura la sauver là où les voix de l’Autorité sont parfois trop impénétrables. » Tu ne blasphèmes jamais mais sais jouer avec les limites de ta propre foi. Tu n’aurais pas menti à Dragon en prétextant que croire en l’Autorité permettait de sauver des vies ; cela pouvait être vrai comme faux, le plan de l’Autorité est plus vaste que celui de la vie humaine.

La question de la solmène t’arracha un sourire triste – pour qui et non pas pour quoi, elle avait tout compris en posant sa question. L’illuminisme était le lieu des grand·e·xs abandonné·e·xs, là où les deuils ne se sont pas encore faits et les croyances en la vie éternelle ne cherchent qu’à ramener, plus qu’à perdurer. « J’avais un ami, un nimrodien, qui croyait lui aussi à l’immortalité de l’être. » Tu as participé à implanter en lui cette pensée qu’un être immortel pouvait exister, car tu l’as vu dans tes visions. Celles d’un futur lointain où l’humanité touche du doigt l’éternité, éclatées dans des vitraux brisés qui parlent d’avenir imprécis et pourtant flamboyants. Des visions que tu ne t’expliques qu’à demi et qui forgent pourtant toute ta foi en l’Eblouisseur. Mais ces secrets sont pour le moment trop enfouis pour être révélés. « Il est mort lors d’une tentative inachevée de l’Eblouisseur. » Il cherchait à prouver la justesse de ses calculs, il voulait sauver le monde, et sa vanité l’a conduit jusqu’au tombeau. Tu forces ton esprit à ne pas s’attarder sur le souvenir de Loth, ces yeux d’un vert-noir dont l’éclat sérieux ne te quitte jamais vraiment. Tu as perdu sa voix dans cette saloperie qu’on appelle mémoire, mais ses yeux sont restés, presque intacts.

Reportant ton attention sur Dragon, tu demandes : « C’est votre première fois à la Salle éteinte ? Je vais vous faire visiter. » Tu n’attendis pas réellement de réponse pour t’avancer dans l’étrange chambre et commencer par montrer du doigt une petite dépense, que l’on devinait chargée de livres, derrière l’entrebâillement d’une petite porte en bois. « C’est le Magasin. On entrepose ici de très anciens textes nimrodiens, et toute la documentation illuministe sauvée de l’effondrement. » Tu marques une pause, réfléchissant à ce que tu t’autorises à révéler. « C’est ici aussi que sont consignées les recherches sur l’Eblouisseur, mais elles ne sont pas lisibles comme dans une bibliothèque normale. » Tu n’en dis pas davantage, concluant ta phrase sur un parfait mystère, avant de reprendre le tour de la Salle éteinte. Dans une autre petite pièce attenante, des instruments de mesure en verre et en cuivre, en laiton et en pierre de lune, reposent sur des étagères et des bibliothèques. Un établi trône au centre de la pièce. « Voici une partie de l’atelier, là où sont assemblées les pièces. Pour ce qui est de leur création, cela a lieu dans divers autres lieux secrets de la ville. » T’arrêtant au milieu de votre visite, tu te retournes vers Dragon pour lui demander, d’une voix toujours aussi calme – question à laquelle tu as d’ailleurs déjà la réponse : « Quel est votre rôle au sein des solmènes, au juste ? »

Se retrouver ici à converser avec l’un des grands de Cittàgazze n’était pas au programme, mais Dragon savait s’adapter à toutes les situations, et le lieu, neutre par leur commune passion pour l’illuminisme, cassait des barrières qui en dehors se seraient naturellement élevées contre elleux.

Elle incline légèrement la tête à son soutien, étonnée qu’un supposé homme de foi prenne davantage appui sur une science venue d’ailleurs que sur l’Autorité de son église, mais s’il se trouve içi, c’est bien qu’il n’y trouve pas toutes les réponses à ces souhaits. Sa curiosité l’emporte, son sens de l’embrouille également, et elle ne peut s’empêcher de le questionner un peu plus. « Comment réconciliez-vous votre foi et cette entreprise ? Les solmènes souhaitent éradiquer cette secte. » La milicienne aime sa faction, mais elle sait en voir les défauts, notamment en termes religieux ; elle a toujours cru en Quetzalcoatl, comme certain‧e‧xs croient au Père Noël, un mythe pour les enfants, quelque chose qui réchauffe quand le destin s’acharne. Depuis que le lambeau a surgi au dessus de la ville, depuis que marchent sur leur terre ces serpents morcellés, le mythe est devenu monstre et la frénésie solmène pour ce dieu tout puissant, un danger.

Les raisons de Pizzaro ne sont pas si éloignées des siennes ; la perte, on en revient toujours à la perte. Que son « ami » soit celui qui l’ait intronisé au sein des illuministes à l’époque fait sens.

La rencontre devient visite et le malaise de Dragon grandit, qui se tortille dans le dos du Cardinal alors qu’il lui présente les lieux. Tant de sollicitude ne lui convient pas tant que ça, à chercher partout des poignards, des pièges et des faux-semblants. Pourtant il semble véritablement vouloir la prendre sous son aile, sans arrières pensées, et si la jeune femme doute qu’il soit uniquement arrivé au pouvoir grâce à sa candeur, elle imagine assez bien qu’il s’en serve souvent pour asseoir une image douce et paisible. A ses cotés, tout semble si simple, si tranquille.

La salle est plus large qu’elle ne croyait, et chacun des lieux que Pizzaro lui révèle a une nouvelle fonction. Elle note tout, mentalement, les portes, les angles, sérieuse et curieuse de ce qu’il lui raconte – et de ce qu’il lui dissimule. « Je ne pensais pas que tout ceci était si bien organisé. » Monter une opération pareille, après la perte de leur monde, avait du demander un travail et une discipline colossale, pour tout faire au nez et à la barbe du Consiglio. Sans vouloir croire au complot, elle se demandait si tout ceci n’avait pas été prévu bien avant l’Effondrement.

« J’espère pouvoir bientôt en apprendre davantage. Ma spécialité n’est pas la création, mais il me reste de solides notions médicales de mes études. » Assez pour savoir que sa sœur ne guérirait pas de ni dans ce monde, et que les méthodes des illuministes étaient vouées à l’échec ; pas assez pour ne pas espérer, tout de même, un miracle que n’offraient plus les autres églises.

Penchée sur l’établi, elle replace ses longs cheveux lorsque le Cardinal l’interroge, et sourit d’un air gêné. Il a le pouvoir de la défaire auprès de sa hiérarchie, et sûrement celui de la dénoncer ici, si bon lui chante, mais elle est suffisamment reconnaissable pour quelques questions à l’extérieur suffisent à lui donner toutes les informations qu’il souhaite.

« Je suis milicienne. Je dirige une section spécialisée contre les incendies, sous Harding. » Elle a conscience que son métier est clivant, qu’il n’inspire pas la confiance des autres factions, mais mentir ici et maintenant ne ferait que la desservir plus tard. Ce simple quart d’heure dans la Salle Eteinte lui a déjà servi, si elle devait s’en expliquer devant les alchimistes, mais elle compte bien qu’Eluard se taise – ou ne plonge avec elle.

La question de Dragon ne te fait pas vaciller. C’est une question à laquelle tu as maintes fois cherché des réponses, dans tes prêches comme dans l’intimité de tes prières, et qui t’apparaît aujourd’hui plus limpide qu’elle ne l’a jamais été. Tu n’as jamais remis en question ta foi, pas même lorsque Loth a perdu la vie. « La Bible dit que le passage des êtres humains sur la terre est une épreuve pour mériter la vie éternelle. Mais cette vie éternelle n’a pas à se trouver nécessairement dans la mort. » tu réponds d’une voix calme en faisant quelques pas dans la Salle éteinte, comme pour agencer tes pensées. La simplicité du raisonnement est aussi son incroyable force, et son caractère difficilement réfutable. La vie éternelle est le destin que Dieu a réservé aux êtres dans l’après-vie ; mais qu’en est-il de celle-ci ? Tu as toujours fait passer le bien de l’humanité avant la vétusté des textes, car tes études théologiques t’invitent à croire que le bonheur des êtres pensants est la seule justification de la foi. « Si l’Autorité a fait les êtres humains à son image, c’est qu’il est naturel qu’ils aspirent eux aussi à l’immortalité. » tu ajoutes en reportant tes yeux clairs sur Dragon. Tu ne fais pas mention de tes visions d’haruspice qui dépeignent un monde d’utopies où la vie éternelle serait à portée de main. Tu n’as pas besoin de révéler tous tes secrets pour que ton raisonnement soit inattaquable. « Je ne crois pas en l’éternelle vanité de la vie sur terre. Je crois en la vie et la vie elle seule. » Un sourire chaleureux naît sur tes lèvres. Tu tentes de distiller ces pensées dans tes prêches, sans donner toutefois des armes à tes détracteur·ices pour faire de toi un hérétique. La balance est fragile, dangereuse. Tout menace de s’écrouler à chaque instant ; c’est le poids terrible et sublime des illuministes.

Tu plantes enfin tes yeux dans ceux de Dragon, pas départi de ton sourire – ni provocateur ni mesquin, mais étrangement doux. « Et vous, comment réconciliez-vous votre secte et cette entreprise ? » tu demandes en reprenant ses termes presque mot pour mot, non pas pour la déstabiliser mais pour éprouver ses propres convictions comme elle éprouve les tiennes. Depuis l’arrivée des nimrodien·nes à Cittàgazze et la montée en influence des illuministes – que tu n’as jamais considérés comme appartenant à une secte, plutôt à une société secrète – les solmènes ont œuvré à arracher chacune des têtes de l’hydre, détruisant des enclaves entières sur de simples rumeurs. Pourtant, la Salle éteinte n’a jamais figuré sur leurs cartes, et si Dragon est ce soir parmi vous, c’est que les illuministes l’ont jugé suffisamment digne de confiance pour ne pas mettre fin à ses recherches – et à ses jours. Loin d’être inquiète, tu es fascinée par sa présence, mordue par la curiosité au point de ne savoir détourner tes yeux des siens. Tu voudrais étaler ses secrets au grand jour, comprendre quelles attentes mystérieuses motivent sa venue. Est-elle ici pour sa sœur ou s’agit-il d’un mensonge ? Que te cache-t-elle ? Les faux-semblants sont le prix à payer pour appartenir à une société secrète, plus encore lorsque la mort est en jeu.

« Jouer avec la mort nécessite un peu d’organisation en effet. » tu réponds avec un petit rire à la remarque de Dragon. Loin d’être moqueur, tu trouves cette fausse incrédulité touchante, une incrédulité partagée par nombre de nouvelleaux initié·es, qui ne se doutent pas de toute la mécanique, la maîtrise et la précision derrière pareille entreprise. Tu hoches silencieusement la tête lorsqu’elle t’avoue que la création n’est pas une de ses compétences, mais qu’elle maîtrise des bases non négligeables de médecine, songeur, le regard scrutant le vide. « Nous manquons de médecins au sein des illuministes. » tu concèdes, quoique échouer à l’épreuve de l’Eblouisseur implique souvent une mort nette et aucun retour en arrière possible. La finitude de l’être humain est une mise en échec de la médecine elle-même ; seule la foi serait à même de briser ce plafond de verre. À l’évocation du nom de Harding, tu relèves les yeux. Evidemment qu’il ne t’est pas inconnu, qui pour ignorer le chef de la milice solmène ? Taron L. Harding et sa poigne connue pour être tout sauf tendre. « Je connais ce nom. » tu réponds « Il est bien malheureusement célèbre. » Tu marques une pause en reportant toute ton attention sur Dragon. « Et vous n’avez jamais songé à quitter la milice ? » tu demandes de but en blanc sans chercher à mettre de quelconques formes à ta question. Tu ne tentes pas de dissimuler le peu de considération que tu éprouves pour la police solmène.

Dragon n'a pas toujours été la personne suspicieuse que les aléas de la vie, les trahisons et le métier ont fait d'elle, et la milicienne remarque sans aucun mal le charisme naturel que Pizzarro dégage, cette douceur et persuasion qui impressionne. Elle même n'y est pas indifférente, il serait facile de plonger, de se laisser guider, et c'est en cela aussi que le Cardinal l'époustoufle. Car cela semble, de sa part, sincère. Habituée aux vipères de la Guilde, à leurs phrases lourdes de sens, aux empoisonnements à chaque couloir, Dragon apprécie qu'il lui parle directement, sans menaces ou énigmes.

Iels déambulent et la trentenaire s'efforce de rester concentrée sur les instruments qu'elle peut voir, sur toute l'atmosphère du lieu qu'elle veut pouvoir retranscrire au mieux à son adelphe afin de lui donner un peu d'espoir. Cependant sa discussion avec Eluard l'accapare et l'alchimiste ne peut s'empêcher de jouer avec ses cheveux, de tourner les yeux vers son visage pour l'observer, encore. Il n'y a pas franchement de passion là-dessous, une franche curiosité tout au plus, depuis très longtemps habituée à laisser de coté sa sexualité, mais s'il n'était pas Cardinal, peut-être que.

Leur joute verbale est de toute manière plus intéressante, et plus appropriée à la Salle Eteinte, et Dragon l'écoute donc avec plaisir évoquer sa foi. Ses théories sur l'immortalité sont intéressantes, dans le contexte de la religion pandémonique qu'elle ne connait pas assez. La quête de l'immortalité, par contre, elle connait très bien. Qu'importe leurs croyances, tous‧te‧xs les alchimistes se sont un jour pris‧e‧xs à en rêver, et de son pendant terrestre, la pierre philosophale. "Est-ce que la vie ailleurs aurait un intérêt ? Si nous cherchons tous‧te‧xs l'immortalité, c'est bien pour passer plus de temps sur cette terre." Elle ne suit pas toutefois ses mots, pas toujours, ce n'est pas très grave.

A son tour de devoir exprimer sa traitrise, et Dragon fait trainer ses doigts le long d'une table recouverte de lentilles transparentes, cherchant à mettre sur ses sentiments un vernis argumentaire. Elle ne le reprend pas sur l'appellation ; la milicienne a été aux premières loges du zèle solmène, assez pour ne pas se faire d'illusion sur ce à quoi elle appartient. "J'ai toujours été fascinée par la pierre philosophale. Quetzalcoatl, le poignard subtil... qu'importe ce que les gens pensent de mes croyances, iels ne peuvent réfuter l'existence de cette pierre. Nos moyens sont trop réduits désormais pour la reproduire telle qu'autrefois, les alchimistes ont perdu en connaissances." C'est un terrible constat pour elle, mais combien de fois a-t-elle vu de jeunes alchimistes "découvrir" des concepts vieux de centaines d'années ? Leurs archives s'émiettent, leurs ainé‧e‧xs ont péri, dévoré‧e‧xs avec leurs savoirs par trop de spectres. Dragon a peu de souvenirs de l'Effondrement, mais son enfance, elle l'a passé au chevet de ces ancêtres, de leurs regrets. La violente amertume des premières années, à être trop peu pour tenir la ville, trop peu pour faire briller l'alchimie. Est-ce étonnant qu'elle cherche donc d'autres voies ?

Prenant une lentille avec délicatesse, elle observe la pièce à travers son reflet déformé. Ses yeux sont baissés, pudique, sa voix devient un murmure. Ce qu'elle avoue pourrait définitivement réduire sa carrière - et sa vie - en cendres. "Il est possible que les illuministe‧xs possèdent la clé qui nous manque pour comprendre le mécanisme de l'immortalité. La pierre a d'autres vertus ; notamment celle de guérir toutes les maladies. Ensemble, alchimistes et illuministe‧xs pourraient peut-être venir soulager bien des souffrances."

Elle ne sait quoi dire d'autre, épuisée par ce soulèvement de vérité qu'elle camoufle habituellement, et c'est avec gratitude que la conversation prend un autre chemin. La méfiance d'Eluard face à l'évocation de Taron l'oblige à sourire - elle qui le connait depuis tout petit trouve toujours assez drôle qu'il fasse tant d'effets à autrui, et elle incline la tête devant sa question. Ici, pas besoin de chercher ces mots. "La milice n'est pas uniquement sa hiérarchie." Le regard sérieux, stable sur ses appuis, Dragon défendra toujours son métier dans ce qu'elle y a trouvé de meilleur. "C'est un sale boulot, mais quelqu'un‧e‧x doit s'y coller. Demandez-vous à vos gardes canoniques si iels voudraient changer de métier ?" Elle apaise sa pique d'un geste de la main, reposant la lentille sur la table. "Chacun‧e‧x de nous ne fait qu'essayer de sauver cette ville, comme iel le peut. Qu'importe qui les allume, je me dois d'être là pour éteindre les incendies."

La rencontre avec Dragon a quelque chose de parfaitement hors du temps. Tu ne pensais pas t’entretenir ainsi avec une milicienne, à échanger sur la mort et ses préceptes, sur la foi et ses limites. Tu te dévoiles à demi, révélant tes idéaux profonds sans peur d’être jugée. Ici, dans le secret de la Salle éteinte, tous les secrets sont bien gardés. Ils ne sont que de passage, avant de s’évanouir une fois la porte passée. Tu accordes facilement ta confiance, surtout envers les illuministes. Si Dragon est là aujourd’hui, c’est qu’elle a dû passer par toutes les étapes initiatiques avant d’être jugée digne de rejoindre le groupuscule – que tu te refuses à appeler secte, quoique beaucoup de choses y conduisent. « Seule la vie a un intérêt. » tu confirmes en faisant de nouveaux quelques pas dans la Salle éteinte, saluant au passage d’un signe de tête les différents illuministes que tu croises. Tu réfléchis toujours mieux en marchant. Les mots de Dragon résonnent en toi, et tu comprends pourquoi elle fut autorisée à entrer ici. Tu n’as pas peur qu’elle te dénonce, car les idéaux sont le plus inviolable des liens. Et quand bien même : la parole d’une milicienne aurait peu de poids face à celle du Cardinal de Cittàgazze.

Elle t’évoque ensuite la Pierre philosophale, et tu te stoppes net. Bien entendu, tu connais toutes les légendes qui l’entourent, notamment les plus funestes. Tu croises le regard de Dragon, à la fois curieux et sévère. Tu sais que parmi les connaissances perdues, la recette de cet artefact n’a pas été oubliée, et son aura mortelle conditionne ta pensée : tu ne peux pas te résoudre à concentrer ton savoir dans ce genre de gouffre, quoique qu’il résonne avec tes croyances. Une pierre capable d’octroyer la vie éternelle est peut-être la pièce manquante de l’Eblouisseur. Mais à quel prix ? Cela dit, les illuministes ont-ils déjà reculé face à la mort ? Tu songes fugacement à Loth, et ton regard se voile. « La recherche de la Pierre a rendu folle·ou plus d’un·e alchimiste. » tu constates simplement. « Mais je ne peux pas nier que l’Eblouisseur est aussi un instrument capable du pire. » tu ajoutes, presque pour toi-même. Dragon vient confirmer tes pensées en avouant que l’alliance entre alchimistes et illuministes est peut-être la clé pour atteindre la vie éternelle. Tu aimerais que cela soit faux ; pourtant, tu ne peux pas nier que cette théorie t’intrigue, voire t’obsède. Tu hoches la tête aux paroles de Dragon, sans rien ajouter, alors que tu penses très fort la même chose, réciproquement : les alchimistes sont peut-être la clé pour comprendre les mécanismes de l’illuminisme. « Je crois que cela est réciproque. » tu finis par reconnaître.

Lorsque Dragon compare la milice solmène aux gardes canoniques, tu échappes une grimace. Non, cela n’a rien à voir. La Garde canonique protège, là où la milice oppresse. Tu n’as pas vraiment envie de rentrer dans ce débat-là avec Dragon, comprenant que son métier lui tiens plus à cœur que tu ne l’aurais pensé en posant – non innocemment – ta question. « Non, en effet, je ne leur demanderais pas. » tu reconnais toutefois, sans rien ajouter de plus. Tu ne désires pas attiser des flammes inutiles ; vous n’êtes pas là pour cela.  « Vous êtes pompière ? » tu demandes finalement, sans relever le reste. Tu es curieuses d’en apprendre davantage sur Dragon et ses occupations, elle qui te semble à la fois très mystérieuse et très évidente. « Je salue votre courage. » tu ajoutes, sincère dans tes mots. « Ici, vous en aurez besoin. » La quête de la vie éternelle n’est pas sans dangers, bien au contraire. Les risques qu’il s’agit d’encourir sont de ceux qui coûtent la vie. Tu te gardes de trop en révéler pour l’instant ; Dragon n’est après tout qu’une novice, chaque chose en son temps. Mais ton devoir est aussi envers l’honnêteté, personne ici n’est contraint·e·x sous la menace de participer à ces recherches. Tous les actes sont consentis.

« Savez-vous comment fonctionne l’Eblouisseur ? » tu demandes soudainement en te rapprochant de l’imposant objet, voyant que la jeune femme joue avec certaines petites lunettes en cristal. Tu passes ta main sur les mécanismes, comme si tu les caressais, avant de reporter ton attention sur Dragon. « Je dois vous prévenir : la recherche de l’immortalité, c’est avant tout jouer le jeu de la mort pour la défier. » Tes yeux apparaissent noirs dans la lumière tamisée de la Salle éteinte. Alors que tu détailles les fonctions de l’Eblouisseur, ils s’assombrissent un peu plus encore, consciente de la gravité de tes aveux : « L’artefact – tu te refuses à l’appeler arme – difracte la lumière grâce à des pierre de lune, sculptées sous forme de cristaux. La lumière se répercute à une telle vitesse qu’elle produit une force centrifuge qui interagit avec la Poussière et, nous l’espérons, sera un jour capable de chasser les Ombres. »