Un jour peut-être

L’An - 10 Parce que toutes les histoires débutent par une naissance, la sienne est le fruit d'une nuit étoilée, d'un souvenir flou, du gin qui délivra quelques confessions. ''La plus belle soirée de sa vie'', dit maman en lançant un regard morose à son annulaire gauche. La seule et la dernière à être elle-même. Complètement libre.
L’An - 4 Celui qu'il appelle papa est un ivrogne malodorant. Il les traite affreusement mal. Depuis quelque temps, il a le courage de braver les éclairs et il en récolte les bleus nuages. Quand la colère perce le crâne de Joe, il n'est plus fiston et écope d'un doux sobriquet, ''bâtard.''  
L’An - 2 ''Quand le chat n'est pas là, les souris dansent.'' Maman profite de l'absence de Joe Harding, pour lui raconter son véritable père. Il n'y a pas grand chose à dire, mais cette histoire est comme une petite bougie dans le creux de son cœur. Il vient d'un autre monde et lui a laissé une chevalière ornée d'un étrange blason.
L'An 0 Aujourd'hui, le monde s'est couvert d'entailles effrayantes. Elles absorbent les choses et même les gens. Le ciel n'a plus la couleur du ciel et la terre tremble plus fort que Joe lorsqu'il n'a plus de vin. Il faut sauter. C'est maman qui l'a dit, mais papa ne veut pas y aller. Il retient fermement par les poignets sa petite famille. Betty lance un dernier regard à son fils, lourd de sens, avant de pousser Joe de toutes ses forces ! Suffisamment fort pour qu'il lâche le poignet du gamin. Elle lui crie ''Saute ! Va-t-en ! Traverse cette chose et retrouve ton père grâce à la bague !'' Il ne veut pas partir sans elle et ses yeux s'emplissent de larmes, alors elle ajoute ''Je te rejoindrais, c'est promis.'' Il avait déjà entendu plus d'une fausse promesse, mais celle-ci, il avait vraiment eu envie d'y croire.
L'An 2 Deux ans sont passées depuis qu'il a traversé la faille, il a douze ans maintenant. Le garçon a vaguement cherché son père, mais c'est vite rendu à l'évidence, sa mère s'était trompée. Il a amadoué un vieux loup de mer, amateur de boisson lui aussi. Ses mains sont calleuses, rongées par le sel et à l'odeur de poisson, mais elles n'ont jamais laissé d'empreinte sur son visage. Et puis la nuit, il dort au chaud, emmitouflé dans le cœur de la chaloupe, bercé par les vagues.
Septembre de L'An 2 Petit bonhomme s'est construit une étal à roulette, il en a eu assez de la traîner dans la ville basse et se retrouve pour la première fois sur les hauteurs de Cittagazze. Il compte échanger son poisson séché contre de la marchandise de qualité ! Une ou deux bouteilles de limoncello par exemple.. Comme ça quand le vieux bonhomme se sera endormi, il pourra lui voler deux lichettes et rigoler quand sa tête se mettra à tourner. Sur son passage un immense portail apparaît, son estomac se serre, il devient livide, sur le métal forgé réside un écusson pareil à celui de sa bague.
L'An 5 Parfois la nuit, il a toutes les peines du monde à trouver le sommeil. Ça fait un bail qu'il n'a plus revu ni le capitaine, ni la ville basse, mais il n'aborde plus le sujet avec Giovanna Vecchietti. La dernière fois, elle avait paru si offensée.. Et son père, son vrai père n'aurait pas permis qu'il blesse ainsi sa grand-mère. Alors même si la lune est haute dans le ciel, il ouvre ses bouquins d'alchimie, la seule chose qui importe, lui dit grand-maman, c'est d'être fort, plus fort que les autres et servir le serpent ailé.
L’An 7 Il le redoutait depuis quelque temps, un daemon est apparu au petit matin. Une polatouche, qui parle fort, beaucoup et de laquelle s'éloigner fait le plus grand mal. Giovanna n'est pas ravie, elle est déçue de lui et juge l'être qui se présente sur son épaule. Il déteste son âme et lui ordonne de se cacher lorsque sa grand-mère est dans les parages. Livio est dure avec Afanen, mais Taron a besoin d'elle. Il sait pourtant qu'elle est la preuve de son illégitimité.
21 juin de l’An 10 Aujourd'hui il est devenu tonton et pour la première fois, il se sent important, son cœur s'emplit d'un amour indescriptible lorsqu'il prend dans ses bras la petite pouponne au doux prénom d'Estella.
L’An 11 La boucle est bouclée, vingt et un an après sa propre apparition, son fils pousse ses premiers cris, dans les mêmes circonstances qui furent les siennes. À l'abri du regard et du savoir de son père.
L’An 14 Lassé des moqueries de sa grand-mère et de quelques solmènes, il s'en est pris à une sorcière. Son objectif ? Connaître le lieu du rituel des morts et ainsi s'éloigner à tout jamais du daemon. Il était presque arrivé sur les lieux quand il fit marche arrière. La peur au ventre, une peur qu'il n'avait plus ressenti depuis les cachettes sous son lit d'enfant, les tympans remplis des cris de sa mère. Il court dans les rues de Cittagazze, serrant contre lui le petit mammifère, qui jamais ne lui avait paru aussi léger.  La semaine qui suivit, il s'enferma dans un mutisme complet. Afanen serait à jamais, la matérialisation de sa faiblesse.
L'An 16 Il échappe de justesse à un mariage arrangé.
L’An 18 L'opportunité de faire partie des pierres se présente à lui, quelques années auparavant, il n'aurait pas hésité une seule seconde à dire oui. Devenir ambre et piquer la place de son rival le plus détestable, aurait été un souvenir particulièrement jouissif. Aujourd'hui, il ne s'agit que des restes.. Et les restes ne l'intéresse pas.
L’An 20 Après de nombreuses années à parfaire son alchimie, il est enfin mentor.
L’An 25 10 ans qu'il n'avait plus vu le visage de la gamine, sa gamine. Le seul rayon de soleil de son existence. À contrario des autres membres de la famille, il ne s'étancha pas d'émotion. Sous le jougs des parents hystériques de bonheur, il joua le jeu de la froideur, mais dès qu'ils eurent tourné le dos, il l'accueillit entre ses bras. Aucun reproche ne fut prononcé, même s'il savait toute l'histoire n'être qu'une pitoyable billevesée. Le plus important, c'était qu'elle soit revenue.
L’An 27 Il entre dans la milice avec nul autre objectif qu'en devenir le chef, incontesté.
L’An 31 Son objectif est atteint. Il ne sait pas ce qui l'attend pour la suite et c'est la première fois qu'il n'a plus d'intention. Un soir, alors qu'il fait une ronde au port, il remarque une chaloupe, dans un état si pitoyable qu'il se demande comment elle peut encore flotter. Il s'arrête face au bois pourris et croise son reflet dans la mer calme, jamais le poids des années n'avait été si lourd. Une pointe de flèche lui sert à tracer sur la vieille coque, il fait appel à son alchimie, la navette quitte doucement le port. Je n'ai rien pour trinquer. Rien pour trinquer à un vieux loup de mer et aux adieux qu'on a pas pu faire.