Plusieurs fois, la silhouette de la jeune fille surexcitée avait croisé mes yeux. Elle dénotait, dans les ruelles bondées où les habitudes sont reines. Elle, elle a quelque chose de neuf, qui découvre tout, qui s'extasie devant chaque seconde qui passe. Je m'y suis vue, dans sa hâte et sa curiosité ; je m'y suis vue aussi dans sa maladresse et sa naïveté. Alors je suis allée la voir, plusieurs fois, et il est devenu évident que si Cittàgazze et Coatlinchán sont deux faces d'une même pièce, Dot et moi sont les visages qui sont dessinés sur ces pièces. Il y a le même feu qui coule dans nos veines, la même furie, la même envie ; et le même rire qui claque dans les airs. Elle veut tout savoir d'ici, je veux tout savoir de là-bas. Alors dans un pacte silencieux et sous-entendu, nous avons hoché nos têtes et nous sommes promis sous les étoiles pour seules témoins que nous ne nous cacherions rien, partagerions tout.

Il m'a fallu quelques échanges avec elle pour réaliser l'impensable : Dot ne connaissait pas l'eau, n'avait jamais voguer ni réellement senti ce qu'est la mer. De nouvelles promesses en nouvelles promesses, il était évident qu'elle devait alors m'accompagner et que je devais la guider et lui faire découvrir tous ces nouveaux sens. Plantée sur le bateau, les jambes tendues et la main levée en visière au-dessus de mes yeux, je l'attendais avec aucune patience. Je n'avais qu'une envie : m'enfuir sur les flots, partir à la recherche de nouveaux trésors ou nouveaux endroits... Et fort heureusement, une main commence à se lever au loin, et je reconnais le corps qui l'accompagne. En expirant un soupir de libération, ma visière disparaît et je fais un grand coucou à la jeune analogue.

« Eh bah enfin ! ». Je lâche un petit rire et lui tend la main pour l'accueillir dans mon bateau, ironiquement baptisé L'Oiseau par Grimm - je l'ai écrit de quelques pigments colorés sur la proue, depuis. Je la regarde manquer de glisser, tomber, découvrir qu'ici la gravité n'est plus tout à fait la même. « Je vais te montrer ce que je peux ! Il y a un banc de sable pas là-bas, peu de poisson, peu de corail, mais du vent et un peu d'espace suffisant pour que tu puisses prendre la barre. Ca te dit ? ». Mon doigt pointe un endroit pas bien loin, et je me lève doucement en essayant de ne pas faire de mouvement brusque.

« Essaye de rester bien dans la barque, ne sors pas trop la tête, le temps qu'on arrive là-bas. Tu... tu sais nager ? ». De mon côté je commence à m'agiter, je tire les cordages, les voiles, bouge la barre et me balade sur la longue barque pour la détacher du ponton. En quelques mouvements, nous commençons déjà lentement à quitter terre. « Oh ! On va aussi découvrir si tu as le mal de mer... Si tu te sens un peu malade. Hm, là, si ça arrive, là tu peux sortir la tête. ».

Nous avançons lentement sur l’eau calme. Alors que Dot me raconte avoir battu des spectres, je ne peux m’empêcher de répondre que « Moi je me suis battue contre un Serpent des Mers il n’y a pas très longtemps ! », avant de murmurer, consciente soudainement de la peur que cela pouvait entraîner : « Mais il était loin au large, aucun risque qu’on en croise un par ici. ». Nous venons tout juste de hisser les voiles, je ne voudrais pas lui faire preuve et que Dot s’enfuit déjà.

Rassurée par le fait qu’elle sache quelque peu nager en cas de problème, elle attise quelque peu ma curiosité alors que je bouge la barre pour nous mener jusqu’au banc de sable donc je parlais. « Oh il y a des points d’eau sur les terres des Analogues ? Des rivières ? Des lacs ? Est-ce que… tu me montrerais un jour, ou est-ce que c’est interdit, comme votre village ? ». Je ne souhaite pas insister, mais j’ai toujours eu dans le creux de mon cœur cette frustration de savoir qu’il existe quelque part non loin ce village aux milles légendes que je ne suis pas autorisée à voir. Je l’imagine de toutes les couleurs, remplis de petites maisons et de grandes tablées autour d’un feu immense. Peuplés d’humain·e·s et d’animaux qui foulent les ruelles dans une harmonie inespérée. Il me fait rêver et soupirer plus fort encore.

Tandis que Dot m’assure avoir le cœur accroché, je tire les cordages comme il faut pour que nous gagnions de la vitesse. Le vent nous écrase le visage, et je serre la barre pour tourner d’un coup sec jusqu’à faire tanguer le bateau sur un côté ! Nous faisons à nouveau face à la cité, les secousses sont terminées, et je regarde Dot avec un air stupidement fier et amusé. « Même pas un peu peur ? ». Puis je me lève et racle ma gorge.  « Alors, première leçon : tout ce qui est dans le bateau doit rester dans le bateau. Et pour m’amuser un peu, je saisis l’une des rames que je jette au loin dans la mer. Et il faut toujours sauver tout ce qui tombe à la mer ! Allez, montre-moi comment tu nages ! ». Ma langue se pince entre mes dents, et je m'assois à côté de la barre en rigolant comme une grosse baleine.