Le souvenir des coups, c'est tout ce qu'il reste de tes nuits. Les semaines se sont écoulées mais la mémoire ne s'estompe pas, toujours aussi assassine. Et parmi ces reviviscences, il y a Hyacinth, que tu tentes de chasser de tes pensées. Tu as encore à l'esprit l'odeur du sang, ferreuse, partout, mélangée à celle du tisserand. Tu te souviens de la douleur et de la douceur, de ses mains sur tes ecchymoses. Un étrange cocktail que ta mémoire n'arrive pas à altérer, et qui se rejoue en toi chaque jour, chaque nuit.

Tu ne sors pas souvent le jour, plus oiseau de nuit que papillon de l'aube, mais ce jour-là, tu dois recevoir une livraison de peyotl en provenance de l'Isola fiamata, que les bas-fonds du Marché des Ambrumes doit dissimuler. Tu erres ainsi en attendant le chargement. Kuzco s'est posé sur l'un des toits et t'observe déambuler en silence.

Kuzco te dévisage du haut de son promontoire, il te juge, toi et tes occupations douteuses, toi et ta façon de toujours flirter avec le vide, toi et ta solitude. Il arrive que vous vous détestiez, mais la plupart du temps, ton daemon et toi vous comprenez. Vous partagez la même mélancolie, et parfois les oiseaux, Kuzco aussi se sent seul. « Tu te noies la tête. » assène-t-il finalement alors que tu déambules dans le marché, sans vraiment savoir où aller. « Tu es faible, il suffit d’arrêter d’y penser. » Tu relèves les yeux vers lui. Sa voix est calme, presque posée, et ça t'arrache un sourire triste. Tu ne sais pas s'il parle de la torture ou de Hyacinth.

Bientôt, un caricaturiste te hèle, te proposant de te croquer le portrait contre une broutille. Tu es pris d'un maigre amusement, et tu décides de céder, échanger contre le dessin quelques brins d'hysope que tu venais cueillir aux Jardins botaniques avant de rejoindre le Marché des Ambrumes. En quelques minutes, ton portrait est réalisé, et tu échappes un rire en voyant le résultat. Au moins, ce caricaturiste aura réussi à te tirer un sourire parmi ta morosité.

Marcher te fait du bien, quoique tu aies davantage l’habitude de déambuler de nuit ou à l’aube à peine levée, quand les combats de daemons à la Nef des fous prennent fin. Le jour, c’est la morosité qui t’enveloppe et à part tes cours et tes recherches, tu ne vis pas grand-chose. Parfois, la Grande Prêtresse te fait mander pour connaître l’état de tes études, mais depuis l’agression, tu esquives au maximum vos rencontres. Kuzco te suit depuis le ciel, effectue ces cercles si caractéristiques des vautours et des charognards tout en ne te quittant pas des yeux. Tu ne sais pas pourquoi il tient à t’accompagner aujourd’hui. Depuis quelques temps, vous vous voyez assez peu.

Alors que tu atteins une petite place du Marché des Ambrumes, tu entends les mots d’une poétesse, en train de déclamer des vers qu’un poème que tu reconnais, d’un auteur terrien nommé Pierre de Marbeuf, et tu les écoutes en fermant les yeux, bercé·e par leur sens profond et la douceur de la voix de la poétesse :

Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
Et la mer est amère, et l'amour est amer,
L'on s'abîme en l'amour aussi bien qu'en la mer,
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.

Une fois que la poétesse a fini de déclamer son poème, tu reprends ton cheminement, mais bientôt toutes les rues commencent à se ressembler. Les façades te semblent parfaitement identiques, tout comme les toits, les réverbères ambariques et les pavés. Les mêmes volets bleus, les mêmes persiennes, les mêmes gouttières. Tout est si semblable, si facile à confondre. Tu as pourtant tellement l’habitude de te promener dans les rues de la Ville Basse et dans les escaliers aériens, mais souvent de toi, et il semble que le jour, tu n’arrives plus du tout à t’orienter. Tu ne te rends pas compte que tu erres ainsi plus d’une heure, cherchant désespérément à rejoindre la grande place du Marché des Ambrumes, où ta livraison de peyotl t’attend peut-être déjà. C’est Kuzco qui t’indique finalement le meilleur moyen de sortir : « Par-là, la deuxième rue à gauche. » Et en effet, après quelques détours, tu aperçois enfin les premiers étals et les premières petites boutiques du marché. Tu étais finalement tout‧e proche, mais il est si facile de se perdre dans les escaliers aériens.

Une fois le marché retrouvé, tu erres à la recherche de la cargaison en provenance de l’Isola fiamata, mais aucun bateau dans le port, que tu discernes au loin, ne semble indiquer qu’elle soit encore arrivée. Alors tu tues le temps en déambulant toujours, observant les étals et rêvassant un peu, perdu·e dans des pensées tantôt légères, tantôt parfaitement noires. En levant les yeux au ciel, tu t’aperçois que Kuzco est parti. Peut-être reviendra-t-il plus tard, tu songes. Sa présence, quoique toujours savamment acerbe et rude, est toujours un réconfort pour toi. Votre relation est étrange, façonnée dans la même mélancolie et pourtant toujours fusionnelle. Vous ne savez pas vous passez longtemps l’un·e de l’autre, à la différence de Hyacinth et de Clíona.

Tu t’apprêtais à dépasser un vieil homme, qui aperçoit dépassant de ta poche la caricature effectuée plus tôt par le dessinateur. Il t’arrête d’un signe de la main, avant de te proposer de racheter le dessin contre une babiole de moyenne valeur – plus du moins que ce que tu as pu échanger pour obtenir la caricature précédemment. Alors tu acceptes, n’ayant pas développer de sensibilité particulière envers cet amusant dessin de toi, tout en comprenant que tu es face à un collectionneur.

Tu reprends ton chemin, allégé‧e de la caricature, avant de rejoindre un enchevêtrement d'étals proposant tout et n'importe quoi, des babioles les plus communes aux trésors les plus rares, des marchandises les plus saugrenues aux boutiques les plus conformes. Kuzco a disparu, et tu lèves par moment les yeux vers le ciel pour tenter de l'apercevoir, mais il s'est envolé, et tu n'es pas certain‧e qu'il reviendra te tenir compagnie. Depuis l'époque où tu étais accro au peyotl et où plusieurs overdoses ont manqué d'avoir ta peau, ton daemon est loin de voir d'un bon œil tes transactions douteuses avec les marins de l'Isola fiamata, et le fait que tu deales la drogue que tu extrais de ces plantes. Cette activité te laisse, toi, parfaitement indifférent‧e, gagne-pain comme un autre. Tu consommes encore régulièrement, mais beaucoup moins qu'à l'époque où Nomane et Lou te ramassaient à la petite cuillère dans les rues tremblantes de la cité des cimes.

Perdu‧e dans tes pensées, tu dépasses bientôt un petit étal où une terrariophile t'arrête. Tu détailles sa marchandise : de nombreux insectes et autres peaux de serpents sont alignés dans des bocaux et des terrariums. Elle engage la discussion avec toi, te parlant de termites, et tu tentes de faire illusion en singeant des connaissances poussées dans ce domaine, mais tu ne donnes pas le change longtemps et lorsque la vendeuse s'aperçoit de ton imposture, tu es déjà parti‧e.