Tu sais plus trop ce que tu foutais là. T'étais dans ce semi état de conscience qui vient après avoir pris de l'ayahuasca. Et en fait, t'as même plus besoin de boire le mélange de plantes pour te retrouver là, à demi perdu. Parce que l'ayahuasca, ça t'a bousillé. Ça a pris qui tu étais et ça l'a éclaté en morceau. Et t'arrives pas à les recoller. Tu t'es éparpillé, perdu. Alors tu rêvasses, tu vacilles. Tu te souviens de Numénor et peut-être que c'est mieux. Personne ne t'attends aujourd'hui. T'étais juste sur la place du village, fredonnant sans t'en rendre compte. Juste là, un corps immobile, un esprit qui vagabonde.

Et c'est Necahual qui te sort de cet état second. Juste un mot. Toi qui lève les yeux, qui regarde la coryphée. Tu te lèves, tires tes manches pour couvrir tes bras nus et la suit silencieusement. T'as trop pris l'habitude de l'écouter, toute façon t'as rien à faire, alors autant que tu la suives. Autant que tu ailles faire ce qu'elle veut pour ne pas perdre pied, t'oublier.

Le chemin jusqu'à la ville est familier. Les petits chemins détournés, les raccourcis et les boucles. Tout pour ne pas croiser des gardes ou des milicien‧nes. Habitudes prises depuis toujours pour éviter les gazzi, ne pas se faire repérer alors que vous ne ferez jamais partie de leur ville de malheur. Tu les détestes toujours autant. Tu veux toujours allumer des feux et voir cette ville disparaître. Faut que tu modères tes humeurs, tes violences.

Et vous voilà sur les falaises, là où le vent souffle comme un forcené et les vagues s'écrasent comme du tonnerre sur les parois rocheuses. La nuit a eu le temps de tomber. Il y a la lune haut dans le ciel qui éclaire à demi le chemin et il y a là des lucioles comme des milliers d'étoiles. « Tu crois que ça finira par aller mieux ? » T'en as marre des absences. T'en as marre des crises d'angoisses. T'en as marre de te sentir disparaître un peu plus chaque jour. Tu voudrais que Numénor ne soit jamais mort. Tu voudrais une vie différente, mais peut-être que dans cette vie, tu n'aurais pas les Flamboyants et tu ne sais pas si tu pourrais vivre comme ça. Les yeux levés vers le ciel, tu ne regardes même pas Necahual. Tu voudrais qu'on te donne une solution toute faite. Ça n'existe pas.

Aucune hésitation ne transparait dans la voix de Necahual. C’est un roc, solide, immuable, jamais elle n’abandonnera, jamais elle ne vous abandonnera. Et tu sais que tu peux compter sur elle. Elle t’aidera, ne te mentira jamais. Tu devras endurer, mais elle sera là à chaque fois que tu auras besoin d’elle. Elle est comme ça, Necahual et tu sais qu’il va falloir que tu acceptes d’aller mieux. Il va falloir que tu veuilles t’aider toi-même. Pour l’instant, il est plus facile de fuir, de te terrer, t’assommer. Parce que l’absence de Numénor, tu la ressens tout le temps, partout. Parce que la culpabilité de ne pas avoir su protéger les Flamboyants est toujours là. Et tu n’as su que t’éteindre, atténuer la douleur jusqu’à ne plus rien ressentir. Tu n’es qu’une carcasse vide.

La mer est là, juste sous vos pieds et tu hésiterais presque à te laisser glisser. Te faire emporter par les éléments pour que tout se taise enfin. Tu te l’interdis. « Je ne suis pas sûr d’y arriver. Même en fuyant tout est terrible. J’ai beau essayé d’arrêter l’ayahuasca, j’y arrive pas. Je rechute toujours. Je me retrouve à demi-conscient au marché des ambrumes et je sais plus qui je suis. Il y a des fois où je dissocie parce que les crises d’angoisses sont terribles. Je ne sais plus vivre, tu crois que j’arriverais à ré-apprendre à le faire ? » Et tu sais que tu te cherches des excuses, des justifications. Seulement, tu ne pourras pas fuir éternellement. Il va falloir que tu fasses face à ce qui te hante. Il va falloir que tu sois fort, sinon tu disparaitras et tu abandonneras les Flamboyants.

« Tsoar aussi a essayé de m’aider. Abel aussi. Ils ne sont arrivés à rien. Je suis trop doué pour éviter, me cacher pour qu’on me foute la paix. Et je sais que c’est mal, mais je peux pas m’en empêcher. Je suis presque devenu un animal sauvage, incapable de se montrer réceptif aux mains tendues. Alors s’il te plait, Necahual, ne m’abandonne pas. Me laisse pas tomber ou je n’y arriverais jamais. » Tu as envie d’aller mieux, mais tu as peur de t’incliner, de capituler avant d’avoir pu affronter quoique ce soit. C’est ce que tu as fait jusqu’à maintenant.

Vous finissez par entrer dans le bâtiment. Là quelqu’un·e vous accoste et vous demande de l’aide. Machinalement, tu fais ce qu’iel te dit. Tu réfléchis plus vraiment, tu fais tout en automatique parce que tu penses trop à tout ce qui ne va pas. Tu glisses tes doigts dans l’astrographe et réussi à placer la lentille correctement. Seulement, l’huile est noire et pu le poisson. Tu n’arrives pas à la faire partir totalement de tes mains. Tant pis.

Tu entends à peine le vieux sorcier assis-là. Tu es trop perdu dans tes douleurs, dans tes regrets. Parce qu’être là avec Necahual, ça remue tout ce qui ne va pas. Tout ce que tu as fui depuis des années. Tu n’as plus nulle part où aller, il va falloir que tu sois fort et que tu regardes dans les yeux ce monstre de peur, de regret, de colère, de violence. Il faut que tu te battes pour aller mieux et tu commences doucement à le comprendre. De toute façon, tu commençais à t’essouffler, à te laisser couler pour ne pas faire face. Et tu es d’accord avec la Coryphée, les Flamboyants ne peuvent pas t’aider. Ils auront beau essayer, ça ne fonctionnera jamais vraiment. Vous avez vécu trop de choses ensemble. Sans le vouloir, sans le savoir, ils sont un peu la source de ton mal.

Elle te rassure, comme elle sait si bien faire. Tu as le sentiment que tu as toujours voulu entendre ses mots. Que tu en as besoin. Tu ne sais pas si tu la crois encore. Certainement que tu trouveras le moyen de fuir, mais qu’elle viendra te chercher, t’attraper. Elle ne te laissera pas tomber. Et tu dois croire ça. Tu dois te reposer sur elle, la laisser t’aider. Tu ne peux plus te voiler la face. Tu te laisses le temps de réfléchir, de retourner les mots dans ta tête. Tu as besoin de peser le pour et le contre, de voir si tu es prêt. Alors tu avances encore quelques instants en silence. Et vous débouchez dans une grande salle. Le dôme du grand télescope est en train de s’ouvrir et il y a là les étoiles qui vous attendent. Tu te sens un peu plus optimiste, un peu moins perdu. Tu aimerais un futur plus lumineux, mais pour ça, faut que tu arrêtes de fuir tes démons. Il faut que tu acceptes de t’aider toi-même, que tu luttes pour ne pas devenir cette ombre qui n’ira jamais bien. Tu es en train de te perdre et il faut que tu fasses ce qu’il faut pour ne pas totalement disparaître.

« Je n’y arriverai pas seul, je le sais. J’ai déjà essayé, il n’y a eu que des échecs. Donc j’ai besoin de ton aide. Sous forme animale c’est plus facile, mais… je dois sans cesse lutter pour reprendre forme humaine. Tout est plus facile quand il n’y a que des instincts. Tu dois m’aider à revenir, j’ai pas le droit d’abandonner les Flamboyants. Tu baisses la tête. Les étoiles sont belles, mais tu as le sentiment d’être écrasé par l’immensité de la tâche que tu dois mener. Tu aurais presque le vertige devant tout ce travail à faire sur toi-même. Si ça continue comme ça, je crois que je finirais par me laisser mourir, j’ai déjà commencé. Si je fais ce qu’il faut pour affronter mes deuils, peut-être que je pourrais allumer d’autres feux et regarder les ombres sur les montagnes plus longtemps. Peut-être que je verrais Cittàspide debout, habitable. Peut-être que tous les pleurs et les blessures prendront fin. » Tu serais presque optimiste. En réalité, tu ne sais pas de quoi sera fait l’avenir. Tu ne peux qu’espérer qu’il sera meilleur que le présent.