Il traîne sa carcasse sur le béton abîmé d’un pas régulier et monotone, un peu à la manière d’un métronome, ses mains enfouis dans les poches de son pantalon et ses yeux dans leur orbite. Les cernes trahissent sa fatigue des derniers jours et il songe déjà — folle gamberge! — à sa prochaine sieste, même si le soleil, de là-haut, ne fait qu’entamer sa course quotidienne. Journée d’une banalité sans nom pour l’alchimiste, rien de prévu à l’horaire sinon errer çà et là dans l’attente de sa visite, ce soir, à la nef des fous. Tourner comme un animal en cage pendant quelques heures encore avant d’être relâché dans l’arène sans plus d’entrave aucune pour le retenir. Il réprime une grimace tandis qu’il poursuit sa balade, badaud parmi les badauds aujourd’hui rassemblés dans les rues de la Ville Basse.

Et puis, survient la fin du monde. Ou du moins ce qui s’en approche. Émanation fétide dans les narines, secousse brutale dans tout le corps. Par pur réflexe, il cueille son daemon dans ses bras, leurs cœurs affolés battant à l’unisson. Et puis, l’apocalypse s’achève aussi rapidement qu’elle s’est amorcée, c’est-à-dire sans qu’on ne puisse vraiment l’expliquer. Le gamin se force à prendre de grandes respirations tandis que la plèbe, tout autour de lui, s’interroge et s’impatiente, leur peur s’intriquant à leur ignorance de cette péripétie nouvelle.

La cohue se disperse d’un commun accord, la plupart en direction de l’engin biscornu et inusité désormais échoué dans ce monde auquel il n’appartient pas. Une anomalie. Zen se penche pour déposer Momo sur le sol, mais rien à faire, le paresseux refuse de quitter les bras de son alter ego, enfonçant ses longues griffes dans son dos pour bien lui faire comprendre ses intentions. « D’accord, tête de mule. Et qu’est-ce qu’on fait, à présent? » La réponse s’impose d’elle-même : explorer. Depuis son plus jeune âge, il ressent une vive curiosité envers les objets et les histoires des autres mondes, ceux-là même qu’il ne connaîtra fort probablement jamais. À moins que cet événement soudain ne change la donne?

Sans réfléchir, il se met en marche vers les murs du Porto Vecchio. Il suit le mouvement tacite et quasi synchronisé. Çà et là gisent des papiers auxquels il ne porte pas trop d’attention pour l’instant. Il se retrouve à faire face au wagon intermédiaire, l’entre-deux du cataclysme venant de s’abattre sur Cittàgaze. Le squelette du compartiment complètement délabré, sur le point de s’effondrer, aurait-on dit. À bord, aucun signe de vie, si ce n’est celle des quelques enquêteur‧trice‧s du dimanche, parmi lesquel‧le‧s figure une jeune femme en train d’inspecter le contenu d’une valise qui a décidément connu de meilleurs jours. Zen se mord la lèvre inférieure devant ce désastre avant de s’aventurer plus loin, dans les toilettes (5) de cette charogne ferroviaire.  

Nero, tout à son habitude de renifler le sol, ne remarqua pas qu’un daemon se trouvait dans le rayon et manqua de justesse de percuter Sirocco. Il glapit de surprise, avant de se retrancher sur ses postérieurs, méfiants. Mais le chat, bien entendu, ne lui veut aucun mal, il est occupé à autre chose.

« Tiens, mademoiselle @Chiara Scorta. Ca fait longtemps, dites voir. » échappa la voix traînante de son humain.

Clyde venait de se hisser dans le train, précédé par son daemon, avec la curiosité naturelle de celui qui a l’habitude de fouiller dans les moindres recoins. L’une des fenêtres brisées lui donna l’occasion de pénétrer sur les lieux. Son trench coat rapiécé accrocha quelques débris qui se répandirent tristement sur le sol. Il attrapa du regard @Zen de Luca, qu’il ne connaissait pas et qui venait de disparaître dans les toilettes.

« Ce train a traversé une faille temporelle ou quoi ? » questionna-t-il en examinant une petite chose collée à la vitre de la porte (numéro 9).

Dans la précipitation, tu ignores quelle force secrète te pousse à descendre jusqu’au Porto Vecchio et te frayer un chemin à travers la foule compacte assemblée autour du train échoué. Si tu n’as pas pu apercevoir la faille, les rumeurs courent à une vitesse folle, s’arrogeant un empire sur toutes les lèvres et dans tous les esprits. Ton cœur bat la chamade alors que tu t’immisces avec quelques autres téméraires à l’intérieur d’un wagon ressemblant à s’y méprendre à une maquette de restaurant. Quoique amoché par l’accident, le luxe rayonne de tous ses feux dans cet antre étrange venu d’une autre réalité. La curiosité est plus forte que ta volonté, toi que la couardise a tant de fois tenu à l’écart des bouleversements de ce monde. Tu pénètres presque malgré toi dans le train, tiré par une force viscérale dont tu ne saurais expliquer les tenants et les aboutissants. Comme si tu espérais découvrir quelque chose qui changerait ta vie minable à jamais.

Dans le wagon, des résidus de vie témoignent de l’effervescence des existences qui semblaient s’être brusquement arrêtées il y a à peine quelques minutes. Il était limpide que des individus avaient occupé cet endroit très récemment, pourtant aucune trace de vie n’habite le wagon. Tu erres comme un petit fantôme, n’osant pas effleurer les objets autour de toi, te contentant dans un premier temps de scruter l’endroit sans avoir le courage de venir farfouiller. Comme si interférer dans cet étrange paysage menaçait de tout faire s’effondrer. Ton regard est finalement happé par l’anse d’un porte-bagage, ou quelque chose semble être coincé (numéro 2).

Tu sors de ton antre. Tu te montres. Enfin. Ta peau et tes os ne sont pas entièrement réparés… ton esprit porte encore des séquelles. Lorsque tu fermes les yeux, il t’arrive d’entendre des déflagrations. Celles que tu as causées. Et les cris. Tant de cris. C’est le chaos que tu recherchais. Celui qui fait de toi un Zutique. Si tu viens d’entrer dans ce wagon sortit de nulle part, c’est là encore pour faire tes preuves. Il te faut montrer aux yeux de tous ta valeur et tes couleurs. Si les autres sont convaincus… alors… alors tu ne douteras plus toi-même ? Flao est caché.e dans ton sac à dos. Plus facile de l’ignorer si tu ne lea vois pas. Iel l’a bien compris également. Tu enjambes les gravats. Ton pied fait crisser les morceaux de verre au sol. Tu grimaces. Tu aimes le désordre - tu as appris à l’aimer - mais ce chaos devant tes yeux, il n’est pas harmonieux. Non. Il n’a pas été créé, façonné, par les idéaux de ta faction. Ce chaos semble stérile de toute chose. Il n’y a aucune beauté. A moins que tu sois devenu étranger à tout cela à force de te terrer les derniers temps. Reprendre tes repères. Etre utile. Tu observes de loin des gens s’activer dans tous les recoins. Beaucoup de gens. Cela te pousse à te dépêcher. Tu avances dans l’allée et écartes encore quelques décombres. Tu as beau être minutieux lorsque tu tailles des vêtements, tes qualités sont dans tes mains et non tes yeux. Tu pourrais observer mieux que cela. Mais la chance semble te sourire car tu trouves quelque chose, là, devant toi, au milieu de l’allée.

Le verset des plus lugubres ancré dans la rétine, l’alchimiste fait demi-tour. Il ne connaît pas les textes sacrés par cœur, bien qu’il les ait maintes fois étudiés ces dernières années, mais cet extrait, encrassé sur le mur par une main profane ou sacrée — impossible d’en être certain —, le trouble plus que son visage, impassible, ne le laisse paraître. En retournant auprès des autres, il prend le parti de ne rien leur révéler de sa sinistre découverte. Sans surprise, la tragédie a attiré bon nombre de curieux‧euses sur les lieux.

Il remarque alors qu’un inconnu le fixe de son regard imposant, presque jupitérien, un chacal à ses côtés. Ce visage titille sa mémoire quelque peu bancale, sans qu’il ne puisse toutefois le replacer. Au même moment, la même jeune femme que tout à l’heure, celle à la valise éventrée, répond à la salutation de l’homme. Clyde. La gorge sèche, Zen détourne la tête sans oser répondre à la question posée. Il n’aime pas attirer l’attention sur lui, surtout pas celle du directeur de la nef des fous.

Sans un mot, Momo s’installe dans son dos, sa tête endormie et enfouie dans la nuque de Zen, lequel peut maintenant explorer le wagon à sa guise, ses deux mains libérées. Il ne prête pas attention aux autres occupant‧e‧s du compartiment — tant pis si ça passe pour de l’asociabilité — et s’approche d’un porte-manteau esseulé dans un coin (12).

Le regard perdu dans le vide au-dessus du chemin de fer. C’est bien une faille qui vient de s’arracher à son regard, dans un crissement retentissant. Le faciès du sorcier reste déconfit. Un instant, la faille s’est ouverte, comme une fenêtre qui donnait sur un autre monde. Peut-être son monde, peut-être un espoir de revoir les siens, et de faire découvrir à Carmella le monde d’où elle vient. Retrouver les odeurs familières et le confort de son appartenance. Mais l’instant d’après, la déchirure s’estompe, et les espoirs même déraisonnables s’évanouissent en une fraction de seconde, laissant Dario pantois, son cœur déchiré à la place du ciel. Quand il reprend peu à peu contenance, c’est depuis le ciel qu’il admire la carcasse de métal échouée au bord de la cité, étouffée dans un nuage de poussière. La machine, incoercible, s’est fracassée contre les murs de Porto Vecchio. L’odeur lourde de la terre poignardée par le métal, les cris de la foule qui s’assourdissent rapidement, laissant place au silence. À l’étonnement. À la stupeur, puis à la curiosité. Dans l’esprit du sorcier, un instinct presque bienveillant prend le dessus. Celui de porter secours aux potentiels accidentés, qui se traduit en réalité plutôt par l’intention plus égoïste de retrouver, peut-être, quelqu’un qu’il connaissait du temps de son monde, ou quelque chose d’intéressant. C’est alors en usant de sa semi-invisibilité qu’il se faufile en direction du train échoué à l’orée de la ville basse, accompagné par le bleu cobalt de Thalia, échappant au regard de la foule de curieux qui s’amasse autour de l’engin. Il s’immisce dans le wagon qui semble le plus endommagé, et balaie les lieux du regard, et du flair, tandis que sa présence s’expose maintenant aux autres curieux⋅ses déjà présents. Aucun effluve de vie, ni même de mort. Simplement l’absence. Comme si la vie avait soudainement été soustraite à cet endroit. Son premier criblage des lieux se termine dans l’espace toilettes. Espace le plus blanc, mais aussi le plus odorant du wagon, celui qui témoigne encore de la présence récente d’êtres vivants dans le wagon, malgré le chaos inerte qui s’est installé. Où sont-iels tous passé⋅es ? Tout est en désordre, mais quelque chose attire son attention, juste là, sous un lavabo (13). Dario s’accroupit et tend la main pour l’attraper.

Cette fois, point de verset étrange et quelque peu glauque, mais une veste contenant un passeport à l’alphabet double. L’alchimiste en prend note dans un carnet, car nul doute qu’autrement, il l’aura oublié sitôt débarqué du train ravagé. Il pousse un soupir découragé. Que diable s’est-il passé à bord de l’engin pour échouer à Cittàgaze, comme ça, sans crier gare? Il doute qu’il puisse résoudre cette énigme sans l’aide de ses adelphes qui, elleux, auront peut-être déniché de quoi les guider vers la solution? Il regarde à travers la vitre la plus près de lui, toute crasseuse, l’une des rares à n’avoir pas explosé sous l’impact. Et si une autre faille s’ouvrait à cet instant et qu’un autre train en émergeait, fonçant droit sur son prédécesseur? Un frisson le parcourt à cette pensée des plus morbides.

Du coin de l’œil, il aperçoit une silhouette familière s’approcher de lui. Celle de Dario, qu’il croise parfois dans les sinuosités de la Ville Basse. Il hoche la tête en sa direction, banale salutation en des circonstances qui, elles, sont loin de l’être. Il n’engage toutefois pas la conversation avec le sorcier, n’en voit pas l’intérêt alors que tout un chacun fouille les moindres recoins du wagon, à la recherche de potentiels indices. Et justement, Zen se penche au-dessus d’un siège choisi au hasard (1). Que découvrira-t-il cette fois?