Le feu avait gagné Cittàgazze comme un trait rouge au beau milieu d’un tableau de Soulages. Le phare s’était embrasé, et après une explosion, la Nef des fous aussi, ironiquement, avait été gagné par les flammes. Ça t’avait t’arraché un sourire amer et soulagé à la fois ; cet antre des cauchemars prendre feu et mourir dans un crépitement funèbre, ça t’avait arraché des frissons, comme si une part de toi, la plus horrible, mourrait dans ce brasier. Tu avais escaladé la casetta des De Luca pour contempler dans la nuit ces gerbes de flammes que personne ne viendrait éteindre, et le quartier général des zutiques partir en fumée et en charbon. Le brasier ne s’était atténué qu’à l’arrivée du jour, alors que tu t’étais endormi sur les toits, bercé par les feux rouges des rêves.

Les jours avaient passé durant lesquels la reconstruction de la Nef des fous s’était précipitée, par la nécessité de retrouver la plaque tournante des trafics zutiques avant que la faction n’en pâtisse. Toi, tu espérais que l’endroit ne rouvrirait jamais ses portes mortuaires, et Nicholas ne cessait de tenter de te convaincre de ne jamais y retourner, quoi qu’il arrive. Mais c’était comme un couteau resté fiché dans ton flanc ; il fallait que tu vois. La Nef des fous avait été toute ta vie depuis de longues années, et tout balayer dans les cendres de ton esprit était tout simplement impossible. Irrémédiablement attiré par tes enfers intimes, par ta propre chute qui se rejouait chaque nuit.

Tu avais alors prétexté d’aller récupérer tes affaires ayant pu échapper à l’incendie pour rejoindre la Nef des fous, encore en plein travaux. Les poutres noires menaçaient encore de s’effondrer, et dans les escaliers menant aux sous-sols, l’air était difficilement respirable, tapissant la gorge de fumées mal éteintes. Une fois arrivé à la porte de ta chambre, tu demeures quelques secondes sur le pas de la porte, les poings serrés, sur le point de te condamner à nouveau, de te crucifier sur le bois des horreurs à tout jamais. C’est un bruit dans le couloir qui te retint d’ouvrir la porte, alors que quelqu’un·e rejoignait sa chambre. Mais il ne s’agissait pas d’un·e de tes collègues. Non, en relevant les yeux, ce fut un tout autre visage que tu croisas.

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Ce furent ses yeux que tu reconnus en premier. Deux billes d’un bleu presque blanc et cette pupille toujours bien trop dilatée, qui vous transpercent en une fraction de seconde. Tu es pris dans les chaînes que ce regard que tu connais et dont ton corps se rappelle en faisant jaillir sur ta peau des tremblements instantanés. Lui aussi te reconnaît immédiatement, et ses yeux s’étirent comme si un rire sinistre s’apprêtait à s’arracher à sa bouche tordue en une grimace sordide. Vous échangez un regard suspendu sur le temps, de ceux qui annoncent les plus grandes victoires et les plus grands drames. Tes lèvres tremblent et tes genoux tremblent, et tu as de plus en plus de mal à tenir parfaitement debout.

Tes yeux glissent fugitivement vers sa main, posé sur la poignée de la porte d’une autre chambre, à quelques mètres de la tienne. Une chambre que tu ne connais que trop bien, abritant Lili, l’une des prostituées de la Nef des fous que tu connais depuis le plus longtemps, une complice dans cette interminable adversité. C’est elle qui est allé chercher l’un des bras droit de Clyde lorsque l’autre, qui te regarde si avidement aujourd’hui, c’était emparé de ton corps pour le marquer à vie de longs traits rouges. Tes cris avaient retenti dans les bas-fonds de la Nef des fous, mais personne n’avait osé franchir le pas de cette porte, ni même réagir. Exceptée Lili, qui avait couru chercher de l’aide.

Mais pourras-tu la sauver toi aussi ce soir ? Tu ne peux pas l’abandonner aux mains de cet homme qui a déjà beaucoup trop couvert de rouge les chambres de la Nef des fous. Alors tu t’élances, mais pas en directement du carnassier ; en direction des escaliers. Tu ne cherches pas à fuir, mais étant tout bonnement incapable de rivaliser avec la carrure et la violence de ce fils de chien, il ne te reste qu’à courir le plus vite que tu peux pour espérer trouver quelqu’un·e qui puisse vous venir en aide dans les décombres de la Nef des fous.

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Tu cours comme tu n’as jamais couru, te précipitant dans les escaliers comme si les chiens des enfers étaient à tes trousses. Et tu manques trébucher en entendant les pas de ton assaillant suivre les tiens, et tu peux deviner sans le voir le sourire carnassier plaqué sur sa gueule sordide, comme on traque une nouvelle proie avec toute la sérénité du monde, parce qu’elle n’a nulle part où aller. Cette théorie se confirme lorsqu’une fois arrivé au rez-de-chaussée de la Nef des fous, aucune âme ne te fait grâce de son aide. L’endroit est presque désert, excepté quelques ouvrier·ère·xs venu·e·xs débarrasser les décombres. Le bar n’en a plus que le nom, et les chaises soufflées par l’explosion ne sont plus que des souvenirs qui s’émiettent à chaque tremblement des parquets. Les bouteilles d’alcools, toutes explosées sur le sol, les murs presque entièrement noirs, les cendres encore luisantes, tout participe à faire de ce tableau un diptyque d’horreurs.

Mais tu ne te décourages pas, et reconnaissant dans les décombres l’un des vigiles de la Nef, en train d’aider à désencombrer l’accès aux escaliers menant aux arènes, tu te précipites sur lui pour lui tirer le bras de toutes tes forces. « J’ai besoin de ton aide, un client est rentré est menace de faire du mal à Lili, tu dois–  » Mais tes mots se coupent et tu manques de t’étrangler lorsque la silhouette du meurtrier apparaît devant l’encadrement des escaliers, les yeux toujours fixés sur toi. « Pitié, il est dangereux, aide-moi ! » tu hurles, les larmes te montant aux yeux, alors que tu tires sur le bras du vigile pour tenter de le confronter à la situation. Par miracle, ton insistance sembla prendre le garde par surprise et sa curiosité lui fit croiser les yeux du carnassier, à quelques mètres de vous, dans l’encadrement de la porte menant aux escaliers. « Bouge ! » tu hurles au vigile, et la rixe peut enfin commencer.

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Tes pas résonnent dans l’escalier comme un glas annonçant ta propre mort. Tu esquives maladroitement les décombres, griffant ta chair et déchirant les manches de tes vêtements pour parvenir à t’extirper d’un amoncellement de pans de murs d’où s’arrachent des barres de fer tordues. Les cris de la rixe te parviennent encore alors que tu t’enfonces dans les entrailles de ce qu’il reste de la Nef des fous. Ton cœur pourrait faire éclater ta cage thoracique tant les frayeurs s’y jettent, chiens noirs venus bouffer les lambeaux de ton myocarde. Tu ne sais même pas si les arènes donneront finalement aux chambres du deuxième sous-sol où se trouve Lili, mais c’est la seule solution qui s’offre à toi pour tenter de la prévenir et de la sauver d’une nuit faite d’atrocités et de cris. Tu espères secrètement que ta course poursuite avec le client lui a fait comprendre qu’elle devait déguerpir le plus vite possible, mais son maigre gagne-pain l’enchaîne aussi cruellement à cette chambre qu’un cabot à son piquet. Alors tu sers les dents et tu continues de courir, jusqu’à ce que le goût du sang imbibe ta gorge et que les passages deviennent de plus en plus étroits.

Alors que tu désespérais de trouver une issue, un étrange couloir épargné par l’effondrement attire ton attention. Dissimulé derrière un pan de mur, tu t’y faufiles pour découvrir un obscur passage qui semble traverser de part en part la Nef des fous. Tu craques une allumette dans le noir – toujours avoir une allumette sur soi pour les pratiquants de la bougie – pour t’orienter dans ce passage, presque à l’aveugle. Tes pieds résonnent d’un clappement lugubre sur le sol épargné du dédale, et d’un instant à l’autre, tu pourrais presque t’attendre à croiser la fumée bleutée et les yeux sévères de Clyde Ardone lui-même. Tu ne devrais pas être ici, tu le sais. Mais c’est la seule issue que tu as trouvé pour rejoindre Lili au plus vite. Tu pensais toutes les étrangetés derrière toi quand le pendant d’une porte t’arracha un sursaut de tous les diables. Une porte, ici ? D’étranges rayons bleus s’arrachent des interstices, si captivants que tu demeures de longues secondes à les contempler. Tu hésites, perdu au beau milieu d’un dédale dont seul le Chapelier fou saurait te sortir. Alors la main tremblante, tu sors de ta poche ta clé-narcisse et la tourne dans la serrure.

clé-narcisse Une clé dorée capable d'ouvrir n'importe quelle serrure.

La porte ne tarde pas à s’entrouvrir et des vapeurs bleues dissimulent durant quelques instants la pièce qui se trouve derrière elle. Une intense lumière bleue t’éblouit, te forçant à lever un coude devant ton visage, jusqu’à ce que tes yeux s’habituent et que le lieu se dévoilent enfin. Partout, des fioles, des becs benzène, des ballons bouillonnant, des flacons aux liquides captivant. Tu devines sans trop de difficulté qu’il s’agit d’une distillerie, mais de quelles substances, cela te laisse pantois. De l’ambrume ? D’autres drogues dont seule la Nef des fous connaît les propriétés voire l’existence ? Tu progresses avec prudence, tâchant de ne frôler aucun contenant en verre qui pourrait attirer l’attention de ton poursuivant – quelques brisures seraient si vite arrivées. Au milieu du matériel de distillerie, tu t’aperçois qu’un nombre incalculable d’objets en tous genres baignent la pièce et menacent à chaque instant de faire s’effondrer l’installation chimique.

Toutes les fioles, les objets, les babioles t’hypnotisent, toi qui n’a jamais rien possédé et te retrouves soudain dans une caverne aux trésors. Les pas de ton assaillant ne se font pas encore entendre dans le couloir, mais tu sais que tu n’as que peu de temps si tu veux pouvoir sauver Lili. Alors tu emportes deux fioles qui te passent sous la main et te fascinent par leurs reflets bleutés et ambrés.

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indice Une carte demandant à l'Être caché de dévoiler un indice dans un rp.

Tu voudrais rester encore mille ans dans cette cage hypnotique où les fioles jouent un étrange ballet de couleurs et de formes. Des odeurs de formol se mélangent à ceux de plantes capiteuses, et la chambre de distillerie apparaît peu à peu comme un véritable laboratoire , où les zutiques sans doute préparaient leurs alcools si singuliers – voire leurs poisons et leurs remèdes. Un nouveau danger vient de s’abattre sur tes épaules, car si quelqu’un·e·x chez les Absent·e·xs apprenait qu’un pauvre prostitué avait pénétré dans leur planque, tu ne donnes pas cher de ta vie – elle déjà si singulièrement insignifiante. Il vaudrait mieux rebrousser chemin, quitter ce lieu mystérieux avant que le client ne te retrouve ou, pire, ne retrouve Lili.

Mais un peu plus loin dans la cachette, les fioles et le matériel de distillerie semblent avoir laissé la place à tout un fatras d’objets hétéroclites, dont l’étrangeté t’attire comme un aimant et te fait naïvement oublier le danger qui te menace. Parmi ces tas immenses d’objets abandonnés ici, il est presque impossible de s’aventurer entre eux tant le monticule est dense et totalement dépourvu de sens. Cette pièce était de moins en moins cohérente.

Captivé par le lieu, tu n’entends pas immédiatement les lourds pas dans les escaliers, qui annoncent peut-être le retour du client et la fin de votre course poursuite – et de ta vie en passant. Par peur que la pièce n’attire l’attention de qui que ce soit, tu t’empresses de tirer de ta besace ton petit attrape-soleil, très pratique pour s’enfuir comme le font les parias tel·le·xs que toi. En un instant, toutes les lumières du lieu furent capturées dans le petit décaèdre, et une obscurité quasi totalement se fit.  

attrape-soleil Un petit décaèdre ovale composé de morceaux de vitraux. Il capture la lumière et permet d'éteindre toutes les lumières d'un lieu.

Ta respiration s’est arrêtée sur le fil du silence qui s’abat soudainement dans la petite distillerie. Tes mains tremblent autour du décaèdre magique qui semble pulser entre tes doigts, là où les lumières s’oublient et se meurent. Tu n’entends que ton cœur qui bat comme un tambour à tes tempes, ton cœur qui pourrait faire éclater ta gorge dans des giclées de sang. Tu es cette proie tapie dans les ombres qui pourrait mourir de sa propre inquiétude. Les pas dans l’escalier sont lents et lourds, et tu sais qu’il n’y a qu’une porte, donc une seule chance de s’évader. Et qu’il va falloir faire vite. Tu ne peux pas t’éterniser ici.

Mais avant que ton buste ne prenne son élan pour te tirer de ta cachette, une lueur dans la pièce attira tes regards, elle qui devait vraisemblablement être plongé dans l’obscurité grâce à ton attrape-soleil. Mais non, cette lumière là persiste, voire s’intensifie, brillante comme un petit soleil enfermé dans une émeraude. Ce sont des yeux. Deux yeux serpentins qui te fixent et qui t’hypnotisent au point que tu en oublies même où tu es et le danger qui vous menace, Lili et toi. Il faut partir. Il faut partir. Il faut partir. Mais tu n’y arrives pas, l’étrange bâton où s’emmêlent des serpents est devenu ta croix.

Tu te fous soudain de faire du bruit et de devenir repérable, tout ce qui t'importe, c'est de t'emparer de cette mystérieuse relique, qu'importe ce que le reste des évènements te réserve. Vous êtes peut-être déjà condamné‧es, Lili et toi, mais une fois irrémédiable te tire vers ces yeux d'émeraude. Tu t'appuies sur les monticules d'objets pour tenter de te hisser vers le précieux trésor, mais ton poids ne manque pas de faire s'écrouler la montagnes de choses hétéroclites et de produire un tohu-bohu de tous les diables.

Alors que ta main se saisit du bout des doigts de l’étrange artefact, le bras tendu vers celui qui causera ta perte, le monticule d’objets s’effondre, et toi avec. Tu es condamné. Le vacarme des objets tombant au sol dans une avalanche de bibelots vient de signer ta perte. La peur te fait revenir subitement à toi, et tu comprends ce qui est en train de se passer en entendant les bruits de pas accélérer dans les escaliers. Enseveli sous les montagnes de choses diverses, tu te dégages en grimaçant d’effort, conscient que chaque seconde compte avant d’être retrouvé et haché menu. Sortir le buste et les jambes de cette prison d’objets est plus ardu que tu ne l’aurais imaginé, mais tu es bientôt libre, et jouant le funambule sur les bibelots, tu parviens à rejoindre la distillerie, le bâton toujours serré entre tes mains, tout contre ton torse.

Il faut fuir. Tu n’entends plus les pas dans l’escalier tant la peur anesthésie tous tes sens, ne laissant derrière elle qu’un son aigu entre tes tempes. Un son au goût de trépas. Tu ouvres la porte d’un seul geste, frénétique, sans te soucier du bruit que tu causeras – le cadet de tes soucis désormais – et t’élances à ton tour dans les escaliers, espérant pour rejoindre les chambres en un seul morceau – et sauver Lili. Mais en quelques secondes à peine, tu es rattrapé par une main immense, dont tu ignores si elle appartient au garde ou au bourreau auquel Lili et toi tentez d'échapper. La main arrête ta course comme on se prendrait un mur, dans la poigne est d'acier. Et tu ne tentes même pas de t'en défaire ; tu sais que tu es fini.