La poigne de l’homme est comme une main de pierre qui s’abat lourdement sur ton épaule, faisant vibrer les os fragiles de tes omoplates. Il pourrait te broyer l’épaule d’une simple pression des doigts, peut-être même du bout de l’auriculaire. Tu n’as même pas le loisir de trembler, car sa main semble contrôler soudainement tout ton corps, étau de fer allongeant ses longs doigts le long de chacun de tes muscles. Tu fermes douloureusement les yeux, attendant ta fin prochaine en maudissant le lieu dans lequel tu passeras les derniers instants de ta vie. Il était écrit que tu mourrais à la Nef des fous, mais tu ne peux pas t’y résoudre, pas ici, pas dans cette fange qui t’aura déjà pris le reste de ta misérable vie. Entre tes mains, tu serres toujours le sceptre étrange dérobé dans la distillerie, celui que même l’attrape-soleil n’avait pu jeter dans les ombres. Tu ne sais pas vraiment pourquoi tu t’en es emparé, ne sachant même pas à quoi un tel artefact pourrait servir, ni s’il en s’agit vraiment d’un. Peut-être n’est-ce qu’un objet de décoration un peu magiquement funky ? Tu n’y crois pas du tout.

La main sur ton épaule finit par te retourner comme une vulgaire marionette, et tu fais alors face à une immense armoire à glace qui, par chance ou par malheur, ne se trouve pas être le client fou que tu tentais de fuir. Mais ta position n’en est pas moins critique, le garde devant toi t’ayant vraisemblablement vu sortir de la distillerie qui, de toute évidence, n’était pas un moulin – ou alors un moulin très secret. La phrase qui crisse entre ses mâchoires serrées résonne comme une énigme, et tu comprends sans difficulté qu’il s’agit d’un mot de passe et que ne pas le connaître te condamnera à des choses dépourvues de douceur. La phrase est cryptique, elle tourne et retourne dans ton esprit sans que tu ne parviennes à t’en dépêtrer. Il ne s’agit pas réellement d’une devinette ; une personne avertie connaîtrait le mot de passe sans besoin d’y réfléchir, et l’énigme est précisément là pour faire le tri entre les vrais et les faux. Les faux comme toi.

La construction de la phrase t’apprend qu’on attendant de toi une date ou un moment, quand et la tonalité interrogative étant sans équivoque. Mais à chacune de tes déductions, les secondes s’écoulent et tu peux voir au visage plein de colère du garde que tu n’as pas beaucoup de temps. Tu ignores qui sont les « vivants ». Iels pourraient être tant de choses. Tu penses tout d’abord aux nimrodien·ne·xs, comme si la question était posée par une de leurs ombres, êtres de mort. Mais la suite de l’énigme implique que ces « non-vivants » (vraisemblablement) auraient été tué·e·xs. À moins que les « vivants » » ne soient pas celleux qui sont en vie mais un groupe de personnes portant ce nom, comme une sorte de secte ; mais tu n’en connais aucune de ce genre. Tu réfléchis, réfléchis encore, et l’idée qu’il s’agisse d’une date fait soudain germer une bribe de réponse dans ton esprit. Les « non-vivants », ce sont les mondes. Il s’agit de l’An 0. C’est toutefois la seule réponse qu’il te vient, et rassemblant le reste de ton courage, tu réponds d’une voix minuscule : « En l’An 0. »